L’histoire des maisons aux toits d’herbe aux îles Féroé et en Islande

Dans l’Atlantique Nord, certaines maisons semblent pousser directement dans la terre. Leurs toits d’herbe, lourds de pluie et de lumière, se confondent avec les collines et donnent l’impression que l’architecture et le paysage n’ont jamais été séparés. En Islande comme aux îles Féroé, cette façon de bâtir n’est pas un folklore mais une réponse ancienne à un climat exigeant et à des ressources limitées. Chaque ferme, chaque pignon de tourbe montre l’ingéniosité des premiers colons nordiques, arrivés avec peu de bois et beaucoup de contraintes. Retracer leur histoire, c’est comprendre comment un matériau aussi humble que l’herbe a façonné, pendant des siècles, l’un des paysages bâtis les plus singuliers d’Europe.

Un héritage viking façonné par le climat subarctique

La tradition des maisons d’herbe aux Féroé et en Islande remonte à l’ère viking. Les colons norrois, arrivés entre le IXᵉ et le Xᵉ siècle, ont dû adapter leurs pratiques architecturales à des environnements insulaires dépourvus de forêts denses, soumis à des vents violents, à des pluies fréquentes et à des amplitudes thermiques limitées mais constantes. Les sagas islandaises mentionnent souvent des fermes en torf, signe que cette technique était déjà bien établie dès les premiers siècles de peuplement.

La construction en herbe (en réalité des blocs de tourbe découpés dans les pâturages) était une solution durable pour les anciennes maisons viking : la tourbe isole, résiste au vent et se renouvelle naturellement. Ce matériau est encore utilisé aujourd’hui dans certains bâtiments patrimoniaux restaurés, notamment dans les fermes-musées islandaises (Skógar Museum, Glaumbær, Árbær à Reykjavik).

maisons d'herbe aux îles Féroé

Pourquoi utiliser de l’herbe ?

Au moment de la colonisation, l’Islande était couverte à environ 30 % de forêts de bouleaux (étude de l’Icelandic Forest Service). La surexploitation agricole, l’utilisation du bois pour le chauffage et l’élevage intensif de moutons ont entraîné une déforestation rapide dès le Xe siècle. Le bois devint donc une ressource rare, réservée à la charpente et à quelques éléments structurels essentiels.

Dans les îles Féroé, la situation était encore plus contraignante : selon les recherches de l’Université des îles Féroé, l’archipel n’a jamais possédé de vastes forêts. Les Vikings arrivés dans les années 800–900 durent renoncer très tôt à l’idée de bâtir des structures en bois massif comme en Norvège. L’herbe et la pierre, abondantes localement, résistantes et gratuites, s’imposèrent donc tout naturellement.

Une technique héritée de la Norvège médiévale

Les toits d’herbe ne sont pas nés dans l’Atlantique Nord : les Scandinaves les connaissaient déjà en Norvège médiévale (voir notre article sur les toits d’herbe de Norvège). La particularité islandaise et féroïenne tient au degré d’adaptation. La structure typique se composait :

  • d’un socle en pierres plates, stabilisant la maison et protégeant de l’humidité ;
  • d’une ossature en bois, souvent du bouleau ou du bois flotté récupéré sur les plages ;
  • de deux couches de tourbe : une posée à l’envers, racines vers le haut, pour assurer l’étanchéité, puis une seconde posée normalement pour permettre à l’herbe de repousser.

Avec le temps, les racines s’enchevêtrent et forment un toit vivant, capable de durer 50 à 70 ans s’il est entretenu. Des fouilles menées par l’Office islandais du patrimoine culturel ont montré que certains toits atteignaient 1 m d’épaisseur, ce qui explique leurs excellentes performances thermiques.

maison d'herbe aux îles Féroé

Une vie quotidienne centrée sur la pièce principale

À l’intérieur, l’organisation était simple et fonctionnelle. La porte, parfois sculptée, donnait sur une pièce centrale où brûlait un foyer ouvert. Comme dans les longhouses vikings, on y cuisinait, on y travaillait, on s’y chauffait. Les sols variaient selon les demeures : terre battue dans les fermes les plus anciennes, pierres plates dans les maisons de chefs, puis planchers de bois dans les versions plus tardives.

La faible luminosité due aux latitudes nordiques imposait des fenêtres petites, renforcées, souvent remplacées par des ouvertures simples jusqu’au XIIᵉ siècle.

Les ensembles agricoles en tourbe islandais

Les maisons d’herbe en Islande n’étaient qu’un élément d’un ensemble plus large. Une ferme comprenait généralement la maison d’habitation, l’étable, le fumoir (eldhús), l’entrepôt et parfois une chapelle privée. Les structures étaient reliées entre elles par des passages en herbe, formant une chaîne compacte et protégée du vent. Plusieurs fermes emblématiques sont aujourd’hui protégées :

  • Glaumbær, dans le Skagafjörður, l’un des plus beaux exemples conservés (XVIIIᵉ–XIXᵉ siècle).
  • Keldur, au sud de l’Islande, qui abrite un système de souterrains médiévaux unique.
  • Þjóðveldisbærinn, la ferme de l’État islandais à Stöng, reconstitution d’une ferme du Xe siècle.
  • Tyrfingsstaðir, une ferme traditionnelle de tourbe située dans le nord de l’Islande.

Ces ensembles ont été proposés à l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2011 dans la catégorie « architecture en tourbe ». Leur candidature s’appuyait sur la rareté de ces fermes encore intactes et sur la continuité d’un savoir-faire transmis pendant plus d’un millénaire. Plusieurs experts du patrimoine nordique soulignaient alors que ces bâtiments représentaient l’une des réponses les plus abouties aux contraintes du climat subarctique. L’initiative a également encouragé de nouvelles recherches archéologiques et des projets de restauration plus ambitieux dans plusieurs régions d’Islande.

ferme de Keldur en Islande
Ferme de Keldur

Îles Féroé : tradition rurale et continuité d’usage

Les maisons d’herbe des îles Féroé se distinguent par leurs façades de bois goudronné noir, leurs fenêtres blanches et leurs toits d’herbe épais. Les villages historiques comme Saksun, Gjógv, Kirkjubøur et le vieux quartier de Reyni à Tórshavn illustrent cette continuité entre architecture rurale et vie maritime.

La ferme Roykstovan : un monument vivant

Roykstovan, à Kirkjubøur, est un cas exceptionnel. Construite vers le XIIᵉ siècle, elle est :

  • la plus ancienne maison en bois encore habitée d’Europe
  • la résidence de l’évêque médiéval des Féroé
  • la propriété de la famille Patursson depuis 1550

Son bois, selon les analyses dendrochronologiques du National Museum of the Faroe Islands, proviendrait de bois flotté norvégien, arrivé naturellement sur les rives féroïennes.

Reyni à Tórshavn : un quartier ancien préservé

Reyni, l’un des plus vieux quartiers de la capitale, présente un alignement de maisons en bois aux toits d’herbe. Parmi elles se trouve Mettustova, la maison à la porte verte, autrefois demeure familiale des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Elle est aujourd’hui utilisée par l’Organisation des femmes de Tórshavn (Kvinnufelagið í Havn), ce qui illustre la façon dont ces bâtiments anciens trouvent encore une place au présent.

Reyni à Tórshavn

Une architecture écologique avant l’heure

Les toits d’herbe, longtemps considérés comme rustiques, sont aujourd’hui valorisés pour leurs qualités environnementales, notamment dans les projets pour réduire l’empreinte énergétique. Ils offrent :

  • une isolation thermique remarquable
  • une gestion naturelle des eaux pluviales
  • un camouflage visuel dans le paysage
  • une biodynamique favorable à la biodiversité locale (lichens, graminées, mousses)

De nombreuses études en architecture écologique citent l’Islande et les Féroé comme exemples pionniers de constructions bioclimatiques (par ex. Nordic Built, Conseil nordique des ministres, 2014).

Aujourd’hui : patrimoine et restauration

Même si la modernisation a modifié les modes de vie, les maisons à toits d’herbe continuent d’exister sous différentes formes, une adaptation constante entre traditions anciennes et besoins contemporains :

  • habitations traditionnelles encore occupées
  • fermes-musées préservées
  • bâtiments publics récents adoptant le toit d’herbe (écoles féroïennes, centres culturels islandais)

Dans les îles Féroé, le Parlement (Løgting) possède lui-même un toit d’herbe, preuve que cette technique reste un marqueur identitaire fort. Ce choix architectural rappelle la continuité entre pouvoir politique et culture vernaculaire dans un archipel où la terre et l’herbe façonnent encore le quotidien. Il sert aussi de vitrine à une approche constructive durable, visible au cœur même de la capitale.

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