Joo Chiat, dans la partie orientale de Singapour, est un quartier qui incarne l’âme multiculturelle de la cité-État. Son nom provient de Chew Joo Chiat, philanthrope et propriétaire foncier d’origine chinoise qui a marqué l’histoire locale. Dès le début du XXᵉ siècle, Peranakans (également appelés Détroit-Chinois) et Eurasiens s’y installent, rejoints par des familles chinoises, malaises et indiennes.
Cette coexistence façonne un paysage architectural et culturel singulier, où cohabitent traditions, couleurs et influences artistiques venues de plusieurs continents. Souvent associé à son voisin Katong, Joo Chiat possède pourtant son identité propre. Les deux districts sont intimement liés par leur héritage Peranakan, leur architecture pré-guerre et une atmosphère résidentielle colorée à échelle humaine.
Chew Joo Chiat, un bâtisseur visionnaire
Chew Joo Chiat, immigrant devenu magnat foncier, fit fortune grâce au commerce puis à la culture du gambier, de la noix de muscade et de la noix de coco. Au fil des décennies, il acquiert de vastes terrains à Katong et Joo Chiat, jusqu’à être surnommé le « roi de Katong ». En 1917, il ouvre au public ce qui deviendra Joo Chiat Road, donnant ainsi naissance à l’un des axes emblématiques du quartier.
De nombreuses rues (Joo Chiat Lane, Joo Chiat Terrace, Joo Chiat Place) portent encore son nom, tout comme plusieurs infrastructures publiques de l’époque. À mesure que la zone se développe, la famille Chew lotit et vend des terrains, contribuant à la formation du tissu urbain actuel.
La conservation d’un trésor architectural
Dans les années 1990, l’État singapourien reconnaît l’importance patrimoniale du quartier. En 1991, l’Autorité de réaménagement urbain classe 518 bâtiments à Joo Chiat, majoritairement des maisons-boutiques de deux étages et des maisons mitoyennes de style Art Déco, tardif ou de transition. Deux ans plus tard, en 1993, Joo Chiat devient zone de conservation, tout comme la Baba House.
Cette décision protège un ensemble de style architectural Peranakan rare : un alignement harmonieux de façades pastel, jalousies en bois, pilastres finement sculptés, frises florales, grilles en fonte, porches ombragés et frises en stuc. Les carreaux céramiques polychromes, souvent d’inspiration européenne, mettent en scène pivoines, oiseaux, fruits ou motifs géométriques. Chaque maison se lit comme un carnet de voyage : influences chinoises, malaises, indiennes et européennes s’y rencontrent.
Qui sont les Peranakans ?
Le terme Peranakan signifie « né localement » en malais. Il désigne les descendants de commerçants venus d’Asie, principalement de Chine, ayant épousé des femmes de la région dès le XIVᵉ siècle.
Les hommes sont appelés babas, les femmes nyonyas. La culture peranakan se caractérise par son art culinaire raffiné, ses tissus brodés (kebaya), ses objets laqués et ses maisons colorées.
À Joo Chiat et Katong, l’esprit Peranakan demeure bien présent à travers l’architecture, mais également la gastronomie, l’artisanat et les cérémonies traditionnelles encore observées sur place.
Shophouses : une architecture hybride
Les maisons-boutiques peranakans sont conçues selon une logique fonctionnelle et esthétique, qui est celle des shophouses d’Asie du sud-est. Au rez-de-chaussée, un espace commercial traditionnellement ouvert sur la rue ; à l’étage, des pièces résidentielles aérées. On retrouve :
- des couloirs couverts appelés five-foot ways, pensés pour l’ombre et la circulation piétonne
- des cours intérieures favorisant la ventilation naturelle
- des persiennes et claustras qui filtrent la lumière tropicale
- des murs épais en briques et plâtre pour conserver la fraîcheur
La combinaison de matériaux locaux et d’ornements importés reflète le statut social prospère des familles Peranakan du début du XXᵉ siècle. Beaucoup faisaient venir leurs faïences d’Europe, leurs balustres de Chine et leurs vitraux colorés de Malaisie ou d’Inde, créant un ensemble cosmopolite rare à cette époque. Cette recherche d’élégance allait de pair avec une volonté d’affirmer une identité singulière, à mi-chemin entre héritage asiatique et goût assumé pour les influences globales.
Joo Chiat et Katong aujourd’hui
Ces quartiers sont synonymes de douceur de vivre. On y trouve des cafés installés dans d’anciennes maisons, des boutiques artisanales, des musées privés consacrés à la culture Peranakan et une scène culinaire réputée : laksa de Katong, kueh colorés, pâtisseries hybrides.
Leur proximité avec East Coast Park et la mer renforce leur caractère résidentiel recherché, bien que la pression immobilière rende le maintien du patrimoine un défi constant. La préservation attentive des façades, la restauration soignée des matériaux et l’encadrement urbanistique témoignent d’une volonté nationale : conserver un héritage précieux tout en l’intégrant à un cadre urbain contemporain.
Une identité patrimoniale irremplaçable
Joo Chiat et Katong incarnent une mémoire urbaine précieuse dans une ville souvent associée à la modernité et à l’architecture futuriste. Ici, chaque façade pastel raconte un fragment d’histoire : une famille installée au bord de la mer, des commerçants prospères reliant l’Asie à l’Europe, des artisans sculptant les motifs floraux sur les frontons. Cette densité culturelle tient autant à l’esthétique qu’au mode de vie ancestral, où la maison constituait le centre de la vie sociale et familiale.
Ce patrimoine ne se limite pas à de belles façades, il exprime l’identité d’une communauté longtemps considérée comme un pont entre différentes cultures. La précision des décors, la présence de cours intérieures ventilées ou encore les carrelages narratifs évoquent un art de vivre méticuleux et une attention aux détails que l’on retrouve dans la gastronomie peranakan ou dans les broderies nyonyas. Préserver ces maisons, c’est protéger une vision du monde : celle d’un métissage assumé et fertile.
Aujourd’hui, flâner dans ces rues revient à découvrir un musée à ciel ouvert, habité et intégré au quotidien urbain. Les habitants continuent d’ouvrir leurs portails sculptés, les restaurateurs font revivre les saveurs traditionnelles, et les visiteurs, émerveillés, photographient chaque corniche colorée. À l’heure où de nombreuses villes asiatiques ont vu disparaître des pans entiers de leur patrimoine, Joo Chiat et Katong rappellent la valeur d’un quartier qui sait conjuguer histoire, esthétique et qualité de vie.