Yu Ermei : elle construit un palais de céramique à 900 000 dollars

À Jingdezhen, dans la province du Jiangxi, une femme chinoise de 86 ans, Yu Ermei, a consacré cinq années de sa vie et environ 6 millions de yuans (soit environ 880 000 dollars) à la construction d’un palais entièrement décoré de céramique. Pour beaucoup de personnes, ce projet semble extravagant, voire déraisonnable. Pour elle, il représente l’accomplissement d’un rêve nourri dès l’enfance.

« Sans ce palais, ma vie serait incomplète », affirme-t-elle. Malgré les doutes de sa famille et les critiques de certains habitants du village, Yu n’a jamais renoncé à son ambition.

Jingdezhen, capitale historique de la porcelaine

Jingdezhen est surnommée capitale mondiale de la porcelaine depuis plus de 1 700 ans. Dès la dynastie Song, la ville fournissait les cours impériales chinoises en porcelaines fines, devenues célèbres dans le monde entier. Cette tradition a façonné la société locale, l’économie et même l’identité des habitants.

Installée à Jingdezhen depuis l’âge de 12 ans, Yu Ermei a grandi au rythme des ateliers et des fours à porcelaine. Elle a débuté comme apprentie, puis a travaillé dans plusieurs usines d’État avant de fonder sa propre entreprise familiale spécialisée dans la céramique. Grâce à son expertise et à son flair commercial, elle a amassé une fortune tout en développant un réseau de distribution en Chine et à l’étranger.

60 000 pièces transformée en chef-d’œuvre

Pendant plus de trente ans, Yu Ermei a accumulé des pièces de céramique anciennes et contemporaines, achetées lors de ventes locales, récupérées auprès d’ateliers en faillite ou échangées avec d’autres passionnés. Sa collection était hétéroclite : assiettes décorées, bols vernissés, fragments d’amphores Ming, coupes peintes à la main, mais aussi vases cassés ou pièces inachevées rejetées par les artisans.

Rien n’était inutile à ses yeux. Elle voyait dans chaque morceau une trace de savoir-faire. Au fil des années, sa passion est devenue presque obsessionnelle, au point de remplir plusieurs entrepôts. Sa collection a finalement dépassé les 60 000 éléments, un ensemble unique mais sans véritable destination, stocké dans des caisses et des malles, en attente d’un projet qui lui donnerait enfin un sens.

L’inspiration lui vient lors d’une visite de la célèbre Maison de Porcelaine de Tianjin, un musée décoré de millions de fragments de céramique. Cette visite est un choc pour elle. Elle comprend alors que ses trésors accumulés pourraient quitter leurs cartons et se transformer en œuvre monumentale. Elle décide donc de créer sa propre architecture hommage à Jingdezhen. Elle y voit la preuve qu’une œuvre d’art peut naître de fragments dispersés, d’objets ordinaires recomposés avec patience. Convaincue d’avoir trouvé sa voie, elle rentre à Jingdezhen déterminée à consacrer le reste de sa vie à matérialiser ce rêve.

Un palais de 1 200 m² recouvert de 80 tonnes de porcelaine

Yu achète un terrain dans un village en périphérie de Jingdezhen et finance entièrement les travaux. Pendant cinq ans, elle mobilise des artisans, maçons, sculpteurs et mosaïstes locaux. Le résultat est spectaculaire : un bâtiment circulaire de 1 200 m², recouvert de 80 tonnes de fragments de porcelaine.

Façades, colonnes, balustrades, escaliers, sols et plafonds : tout est recouvert de mosaïques de céramique. Les assemblages dessinent des motifs typiques de l’esthétique chinoise traditionnelle :

  • Dragons impériaux
  • Phénix symbolisant la prospérité
  • Symboles du Tai Chi
  • Motifs floraux et nuages chanceux
  • Représentations des 12 signes du zodiaque chinois

Même les fenêtres sont façonnées en forme de vases traditionnels, créant un jeu de lumière surprenant. À bien des égards, ce parti pris décoratif rappelle la Maison Picassiette de Chartres, en France, dont chaque surface fut aussi recouverte de fragments de vaisselle et de mosaïque. Comme Raymond Isidore, son créateur, Yu Ermei transforme un matériau du quotidien en langage artistique. Toutefois, là où la Maison Picassiette s’exprime dans un registre intime, le palais de porcelaine de Jingdezhen revendique une ambition plus monumentale et symbolique. C’estun manifeste consacré à l’héritage artisanal chinois.

Entre art, patrimoine et démesure

Yu Ermei a conçu un espace total, une œuvre gigantesque qui raconte l’histoire de la céramique chinoise. Chaque pièce de porcelaine a été choisie pour sa couleur, sa calligraphie ou son motif. Certaines sont intactes, d’autres sont brisées ; mais toutes sont intégrées à la structure.

Elle refuse de vendre sa collection malgré une offre de 3,7 millions de dollars d’un collectionneur de Pékin. Pour elle, cet ensemble n’a pas de prix : « Ce palais est mon héritage, pas une marchandise ».

Critiques et espoir touristique

Comme beaucoup de projets monumentaux isolés, le palais a suscité des critiques. Certains habitants ont jugé le chantier trop coûteux ou trop excentrique. D’autres y voient aujourd’hui une attraction touristique potentielle capable de dynamiser l’économie locale. Jingdezhen attire déjà plus de cinq millions de visiteurs par an, passionnés de céramique. Le palais de Yu pourrait devenir un site supplémentaire sur l’itinéraire culturel de la ville. Des élus locaux envisagent de l’intégrer au circuit touristique officiel.

La propriétaire espère également que son œuvre encouragera les jeunes générations à préserver l’artisanat traditionnel : « La céramique fait partie de notre âme. Elle ne doit pas disparaître. »

Une œuvre testament

À 86 ans, Yu Ermei travaille encore chaque jour avec son équipe pour achever les derniers détails décoratifs. Elle affirme ne pas craindre la fatigue ni les coûts supplémentaires. Pour elle, ce palais est un message adressé à la ville où elle a grandi, et un hommage à tous les artisans de Jingdezhen.

Elle résume son projet en une phrase simple : « J’avais un rêve. Je l’ai construit en porcelaine. »

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