Les maisons traditionnelles d’Erzurum : le génie de l’Anatolie

Située à 1 950 mètres d’altitude sur le plateau anatolien oriental, Erzurum est l’une des villes les plus anciennes et les plus froides de Turquie. Cette cité, autrefois carrefour commercial sur la route de la soie, a développé au fil des siècles une architecture domestique adaptée aux contraintes climatiques extrêmes et à la sismicité élevée de la région. Les maisons traditionnelles y expriment un savoir-faire constructif remarquable, associant pierre volcanique, bois et terre dans un système pensé pour durer.

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Une architecture née d’un territoire rude

Selon l’Université d’Atatürk à Erzurum, située sur le plateau du Palandöken, la région connaît jusqu’à 220 jours de gel par an avec des températures pouvant descendre sous les –30°.

Les matériaux disponibles localement ont donc conditionné la construction :

  • Pierre basaltique issue des coulées volcaniques pour les fondations et les murs porteurs.
  • Bois (pin ou sapin) des massifs voisins pour les chaînages horizontaux et les planchers.
  • Torchis et terre crue pour l’isolation intérieure.

Ce système mixte pierre–bois, appelé hımış en turc, se retrouve aussi en Géorgie et au Daghestan, confirmant des influences régionales dans tout le Caucase méridional. D’après une étude publiée par le Middle East Technical University (METU, Ankara), ce type constructif a été largement utilisé dans les zones sismiques car il améliore la ductilité des murs, permettant d’absorber les efforts horizontaux liés aux tremblements de terre. Il témoigne d’une ingénierie empirique transmise depuis des générations.

Matériaux et techniques de construction

Les murs des maisons d’Erzurum mesurent 60 à 90 cm d’épaisseur, ce qui garantit une excellente inertie thermique. En hiver, ils restituent lentement la chaleur du foyer ; en été, ils gardent la fraîcheur intérieure. Les façades sont souvent enduites de chaux afin de protéger la pierre de l’humidité.

La structure est renforcée par :

  • Des chaînages en bois horizontaux insérés dans la maçonnerie
  • Des encadrements croisés autour des ouvertures
  • Des planchers bois flexibles, capables de vibrer sans se rompre

Ce principe a été validé par des recherches de l’Institut turc de l’architecture vernaculaire qui montrent que ces techniques ont réduit les dommages lors de séismes historiques en Anatolie orientale, notamment ceux de 1859 et 1939. Il en résulte une meilleure capacité de reprise des charges latérales.

maisons traditionnelles en pierre d'Erzurum

Organisation des maisons : la vie autour du sofa

Les habitations traditionnelles comptent un ou deux niveaux seulement, en réponse au froid, au vent et au risque sismique. Leur plan s’organise autour d’un espace central appelé sofa :

  • Rez-de-chaussée semi-enterré : écuries, réserves et caves (elles participent au chauffage en diffusant la chaleur animale vers l’étage supérieur)
  • Étage habité : salon familial (sofa) et pièces latérales pour dormir, cuisiner, recevoir

Les pièces sont équipées d’ocaks, de grandes cheminées maçonnées qui servent à la fois à chauffer, cuisiner et fumer la viande. Les sols sont souvent en bois recouverts de kilims, tandis que les niches murales appelées yüklük remplacent les meubles et stockent literies et objets.

Le kırlangıç : un savoir-faire emblématique d’Erzurum

Les maisons traditionnelles d’Erzurum se distinguent par un élément unique : le plafond en entonnoir inversé appelé kırlangıç, littéralement « hirondelle » en turc, en référence à sa forme évoquant un nid suspendu. Ce dispositif, visible dans les pièces principales, repose sur un assemblage sophistiqué de lattes de bois disposées en polygones successifs, formant une structure pyramidale qui converge vers un oculus central ou une lucarne. Il devient immédiatement le point focal de l’espace intérieur.

Outre son esthétique remarquable, ce plafond possède une fonction technique : il améliore la ventilation naturelle de la pièce en permettant l’évacuation de la fumée des foyers et en créant un léger tirage thermique. Des études de l’Université d’Atatürk d’Erzurum montrent également que cette géométrie renforce la stabilité des plafonds en répartissant les charges et qu’elle constitue une signature architecturale propre à l’Anatolie orientale. Il associe ainsi beauté formelle et efficacité constructive.

L’espace intérieur et son toit spécial appelé kirlangıç

Le rôle du climat et de la culture familiale

La maison traditionnelle d’Erzurum est autant bioclimatique que culturelle. Le climat rigoureux a façonné un mode de vie introverti, tourné vers l’intérieur. Les ouvertures sont petites, pour se protéger du froid, et donnent sur une cour fermée, souvent utilisée pour les activités domestiques en été.

La structure familiale élargie est un autre facteur architectural. Selon l’historien Behçet Ünsal, plusieurs générations vivaient sous le même toit, ce qui explique :

  • La présence de multiples pièces polyvalentes,
  • La séparation spatiale privé/public,
  • La présence d’une pièce d’honneur (baş oda) destinée aux invités, conformément aux codes d’hospitalité anatoliens.
maisons en pierre d'Erzurum

Décor et identité locale

Malgré leur sobriété extérieure, les maisons d’Erzurum révèlent un sens du détail intérieur :

  • Linteaux sculptés en bois
  • Niches géométriques
  • Plafonds à poutres décorées
  • Portes massives à ferrures forgées

Les couleurs sont naturelles (terre, brun, pierre, bois) car la priorité est à la fonction plutôt qu’au décor.

Patrimoine en danger et restauration

Le patrimoine vernaculaire d’Erzurum a été fragilisé par l’exode rural et la modernisation rapide. Selon l’inventaire 2022 du Ministère turc de la Culture et du Tourisme, seules quelques dizaines de maisons sont aujourd’hui protégées, principalement dans les quartiers de Yakutiye et Tebrizkapı.

Heureusement, des initiatives locales portent la restauration :

  • Projet Taşhan : réhabilitation d’un caravansérail en centre artisanal
  • Programme de restauration des maisons Ottomanes dans le quartier de Rabia Ana
  • Coopération avec l’Université Atatürk pour revitaliser l’architecture en pierre

Les maisons traditionnelles d’Erzurum incarnent une synthèse entre ingénierie sismique vernaculaire, adaptation climatique et culture anatolienne. Ce patrimoine est un modèle durable bien avant l’heure, en utilisant peu d’énergie et des matériaux locaux. Sa sauvegarde constitue un enjeu architectural majeur pour la Turquie et un exemple inspirant d’architecture résiliente adaptée à l’environnement.

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