Les maisons traditionnelles de Sanaa : quand la hauteur répond au climat

Sanaa possède un paysage urbain unique. Des maisons hautes, fines et régulières, se serrent dans la vieille ville. Elles dessinent une ligne d’horizon de briques et de chaux. Vous avancez dans une rue, vous levez la tête : les façades montent à cinq, six, parfois sept niveaux. Les ouvertures sont rythmées. Et sur les toits, la vie continue, entre lessives, séchage de fruits et conversations au coucher du soleil.

La ville se trouve sur un plateau à plus de 2 300 mètres d’altitude. Les journées sont ensoleillées, les nuits fraîches. Les maisons répondent d’abord à ce climat. Elles protègent de l’amplitude thermique et gardent la fraîcheur en été. Elles stockent la chaleur des heures lumineuses, puis la restituent plus tard.

Dans d’autres régions, la même logique d’élévation prend forme. À Shibam, la vallée du Hadhramaut s’ordonne autour de blocs de terre crue qui montent comme un skyline ancien. À Al Hajjarah, les volumes en pierre s’accrochent à la montagne et forment une forteresse de ruelles serrées. À Jibla, les façades hautes bordent les venelles et dominent les jardins. Ces variations dessinent une famille : les maisons-tours du Yémen, adaptées à chaque relief, mais guidées par les mêmes constructions et usages.

Un paysage de tours en brique

La vieille ville de Sanaa réunit plusieurs centaines de maisons-tours. Elles datent pour beaucoup des périodes ottomanes et qasimides. Leur silhouette est verticale, mais leur base est large. La stabilité vient de murs porteurs épais, de refends réguliers et de planchers en bois ancrés dans la maçonnerie. Le rez-de-chaussée s’ouvre parfois sur l’atelier, la boutique ou l’espace de stockage. Aux niveaux supérieurs, la famille s’organise autour de pièces en enfilade, de paliers et d’un escalier unique.

La hauteur compense l’étroitesse des parcelles. D’où ce profil élancé, lisible depuis les rues. Vu de loin, l’ensemble forme une trame serrée, ponctuée par les minarets et les dômes des mosquées.

Sanaa

Matériaux et techniques : pierre, brique et chaux

La partie basse est souvent en pierre sombre, parfois basaltique. Elle résiste aux chocs et à l’humidité du sol. Au-dessus, la brique cuite domine. Elle est locale, bien calibrée, posée au cordeau, puis liée à la chaux. Les joints sont fins. La précision de l’appareillage réduit les désordres et facilite les reprises.

La chaux est omniprésente : mortier, enduit, décor. Elle régule l’humidité, laisse respirer les murs et vieillit bien avec l’entretient. Sur les toits plats, un enduit spécial, dur et poli, assure l’étanchéité. Il est appliqué en couches serrées, puis compacté au galet. Après la première pluie, on le réactive. Un maître-maçon yéménite le résume ainsi : « Vous écoutez la surface. Quand le galet chante, c’est que le toit est prêt. »

Le bois apparaît en linteaux, solives et escaliers. Il reste protégé des intempéries par l’alignement des façades, par les débords minces et par l’enduit. Les assemblages restent simples à entretenir : vis, chevilles, clous forgés, entailles nettes. Rien d’ostentatoire. Tout est pensé pour durer et se réparer.

Un plan vertical : du rez-de-chaussée au mafraj

Le plan type se lit comme une coupe. Au niveau de la rue, l’espace sert le travail et les flux. On entre, on dépose, on vend, on conserve. Les pièces doivent respirer et se vider vite. L’escalier grimpe ensuite d’étage en étage. Chaque palier dessert une ou deux pièces. La distribution évite les couloirs. On gagne de la place et on contrôle les circulations. Chaque niveau a sa logique et sa façon d’accueillir la vie.

Au sommet, vous trouvez le mafraj. C’est la pièce d’honneur. Elle s’ouvre sur la ville par de larges baies. On y reçoit. On y discute longtemps. Les banquettes courent le long des murs. Les murs portent des niches, des plateaux, quelques livres, des vases. Le soir, les vitraux diffusent une lumière colorée. La ville en face répond par ses mille fenêtres. On y respire la hauteur et le souffle lent de la ville qui s’endort.

Ce plan superposé a des effets clairs : intimité préservée, usages séparés, fraîcheur conservée dans les niveaux intermédiaires. Les cuisines migrent selon la saison. Les chambres se déplacent aussi, en quête d’air ou de chaleur. Tout s’ajuste facilement, au rythme des besoins et des saisons.

maisons-tours de Sanaa

Fenêtres et lumière : qamariyya et écrans de bois

La fenêtre yéménite se reconnaît entre toutes. Au-dessus de l’ouvrant, une demi-lune sert de tympan vitré. C’est la qamariyya. Elle associe un réseau de plâtre sculpté à des verres colorés. La lumière entre tamisée. Elle change avec l’heure. Le matin, elle reste douce. Le soir, elle devient plus chaude.

Les vantaux sont en bois, à panneaux ou à lames. Ils protègent des regards et des vents secs. Par endroits, des écrans ajourés filtrent encore plus la vue. Le vitrage incolore se généralise tard, par petites touches, pour améliorer le confort sans trahir l’écriture d’origine.

La section des ouvertures suit la logique thermique : plus petites dans les niveaux bas, plus larges en haut, notamment au mafraj. L’hiver, on retient la chaleur. L’été, on crée des tirages d’air en jouant sur l’ouverture de plusieurs façades. Vous l’essayez, vous comprenez vite la sagesse du dispositif.

Ornements blancs : géométrie, rythme et mesure

L’œil est d’abord attiré par les bandes blanches. Elles soulignent les allèges, les linteaux, les chaînages d’angle. Elles dessinent des dents, des vagues, des chevrons, des frises. Ce décor n’est pas un ajout lourd : il est directement tiré de l’enduit de chaux ou de gypse, posé frais, puis gravé au fer ou au peigne. Le contraste entre la brique rouge-brun et le blanc net structure la façade.

Chaque maison garde sa voix : certains propriétaires préfèrent un registre discret, d’autres un dessin plus serré. Les règles tacites demeurent : ne pas surcharger la surface, respecter l’alignement des voisins, garder un rythme lisible depuis la rue étroite. Et toujours soigner les seuils et les angles, zones sensibles à l’érosion. Ainsi, la façade devient une écriture partagée, où chacun ajoute sa touche.

façade et fenêtres maison traditionnelle de Sanaa

Eau, toitures et usages quotidiens

L’eau n’est jamais loin des préoccupations. Les maisons collectent l’eau de pluie grâce aux pentes infimes des toits. Des gargouilles percent les acrotères. Elles guident l’eau vers des citernes, souterraines ou intégrées dans l’épaisseur des murs. Ces réservoirs exigent un enduit interne très serré, entretenu à intervalles réguliers. Si l’entretien faiblit, l’eau fuit, le mur souffre. Vous voyez vite où les gestes ont manqué. Une petite négligence suffit à rompre l’équilibre et à laisser l’humidité reprendre le dessus.

Le toit sert de pièce de plus. On y sèche des abricots, des figues, des herbes. On y répare des paniers. On y parle. La communauté se lit aussi là-haut : les enfants jouent sur une terrasse, les adultes saluent d’un toit à l’autre. Entre voisins, on se prête une corde, un outil, un pot. Ce lien concret maintient aussi le bâti, car l’entretien est collectif : on monte une charge d’enduit, on répare une fissure.

vieille ville de Sanaa

Rues, jardins et repères

La vieille ville n’est pas qu’un damier de ruelles. Elle intègre des jardins, les bustans, en creux au cœur des îlots. Ces poches de verdure rafraîchissent l’air. Elles offrent des espaces de culture et de repos. Les parcours alternent étroit et ouvert. Vous passez une porte cintrée, puis une venelle sombre, et soudain un dégagement, un arbre, une façade qui respire. Une ville dense peut offrir des pauses d’air et d’ombre.

Les souks, les caravansérails, les mosquées, les bains : tous ces lieux s’imbriquent dans une maille fine. On marche. On se repère à des détails : un encadrement de porte différent, une frise, une tourelle. La maison s’inscrit dans ce système. Elle prend sa place sans écraser. Elle suit les lignes d’un tissu ancien, encore lisible aujourd’hui. Tout s’aligne par habitude locale, plus que par règles écrites.

Un guide local, près de Bab al-Yemen, aime montrer la même scène aux visiteurs. Juste avant le couchant, il leur demande de se retourner et de regarder les fenêtres : les qamariyyas s’illuminent une à une. La rue gagne des halos verts, bleus, ambre. Ce moment dit tout sur la relation entre la maison et la ville.

rue de Sanaa

Préserver Sanaa aujourd’hui

Le patrimoine a connu des épreuves : conflits, chocs, crues soudaines. Certains quartiers de Sanaa ont perdu des maisons traditionnelles. D’autres portent des blessures visibles : fissures, effondrements partiels, façades décapées. L’urgence est double : sécuriser et transmettre les gestes. Les artisans savent réparer une lézarde, reprendre un angle, redonner sa cohésion à un linteau. Encore faut-il des matériaux compatibles, du temps et une économie locale qui permette ce travail patient.

Des initiatives existent : relevés de façades, formations à l’enduit traditionnel, chantiers de toits après la saison des pluies, sensibilisation des propriétaires aux risques d’infiltration. Les écoles d’architecture s’y intéressent aussi : on documente, on compare des sections, on mesure des déformations. Une étude menée avec des techniques de relevé 3D a, par exemple, montré comment la continuité des planchers en bois joue un rôle d’agrafe entre murs, utile en cas de vibration ou d’impact. Vous voyez là une piste d’action : réparer les planchers, ce n’est pas qu’un confort, c’est une assurance structurelle.

La question des usages compte autant que la technique. Quand une famille quitte une maison, le bâti se dégrade vite. L’air ne circule plus. L’eau stagne. Les petits défauts deviennent des dégâts. À l’inverse, une maison habitée, même modeste, garde sa tenue. D’où l’intérêt de solutions de logement souples, d’aides ciblées sur les toitures, les citernes, les menuiseries.

Et puis il y a la tentation des solutions rapides : ciment, peinture acrylique brillante, menuiseries étanches qui bloquent l’aération. Vous gagnez en immédiateté, vous perdez en durabilité. La chaux, la brique cuite et le bois ont une logique commune : elles respirent, elles se réparent, elles s’accordent aux mouvements du bâti. Rester dans cette cohérence protège la maison et la rue.

Pourquoi ces maisons parlent encore aujourd’hui ?

Les maisons traditionnelles de Sanaa proposent une leçon claire : bâtir avec des ressources locales, ajuster la forme au climat, penser la réparation dès l’origine. Elles montrent aussi comment l’ornement peut rester sobre, net, au service de la structure et de la lumière. Rien n’y est gratuit, rien n’y est pesant.

Et elles gardent une dimension sociale. Le mafraj est un lieu de parole. Le toit n’est pas qu’un couvercle : c’est une terrasse vécue. La fenêtre colorée n’est pas un gadget : c’est un filtre doux qui règle l’intimité et le confort visuel. Vous voyez une maison, vous lisez une manière de vivre ensemble.

Sanaa vous offre donc bien plus qu’une carte postale de briques et de chaux. Elle vous place face à un bâti cohérent, précis, économique en gestes, généreux en usages. Si vous y passez, entrez par la porte d’un artisan, demandez à monter au toit, asseyez-vous un moment au mafraj. Vous repartirez avec un regard affûté, et peut-être une envie : transmettre ces façons de faire, ici ou ailleurs, sans trahir leur esprit.

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