Bagamoyo. Un nom qui porte l’histoire de la côte d’Afrique de l’Est. Une petite ville en bord de mer, face à Zanzibar. Un lieu beau et marqué par la douleur du passé. Ici, les maisons en pierre de corail sont des témoins de plusieurs siècles de commerce, de migrations, de cultures… et de tragédies humaines.
Un passé lourd : la traite négrière
Bagamoyo n’est pas une ville comme les autres. Au 18ᵉ et 19ᵉ siècle, c’est un port d’embarquement pour les esclaves capturés dans l’intérieur du continent. Les marchands locaux, arabes et portugais rassemblent les captifs ici. Ils attendent leur transfert vers Zanzibar, qui devient, à partir du 18ᵉ siècle, le centre de la traite dans la région. Les esclaves partent ensuite vers les plantations de Zanzibar, les colonies européennes ou, plus rarement, vers l’Amérique. On sent encore le poids de cette histoire dans les rues de la ville. Les vieilles maisons bordent les rues et les ruelles, comme à Lamu ou Mombasa, avec leurs murs épais, leurs portes sculptées, et derrière, des cours intérieures protégées du regard.
Une architecture née de la mer
La maison swahili n’existe que sur cette côte, là où l’océan Indien impose son rythme, comme les maisons swahili de Stonetown à Zanzibar ou à Lamu. Les artisans utilisent les matériaux locaux. La pierre de corail, découpée à la main, sert de bloc de base. On la scelle avec un mortier fait de sable. C’est une architecture adaptée au climat chaud, mais fragile face à l’humidité et aux pluies régulières.
Les murs sont massifs. La façade est presque aveugle, percée de quelques ouvertures étroites. C’est une façon de se protéger de la chaleur. Les maisons sont organisées autour d’une cour intérieure, qui sert à la fois de puits de lumière, de source de fraîcheur, et d’espace de vie à l’abri des regards.
L’entrée se fait par une porte monumentale, souvent en bois, sculptée de motifs complexes. C’est un signe de richesse et de statut social. On retrouve ce modèle à Bagamoyo, comme à Zanzibar ou Lamu.
Richesse des influences
Mais Bagamoyo n’est pas figée. La ville a accueilli des Arabes, des Indiens, des Portugais, puis les Allemands à la fin du 19ᵉ siècle. Chacun a laissé une marque sur les habitations. Les marchands arabes et indiens ont construit les plus grandes demeures, avec plusieurs étages et des balcons en bois. L’influence indienne se voit également dans certains décors et dans la forme des fenêtres.
Au 19ᵉ siècle, l’arrivée des Allemands apporte de nouveaux matériaux et de nouvelles façons de bâtir. On voit apparaître des maisons avec des toits en tôle ondulée, des balcons couverts, des éléments de style colonial européen. Ce mélange fait le charme de Bagamoyo : une architecture où rien n’est tout à fait pur, mais tout a du sens. On passe d’une influence à l’autre, parfois d’une rue à la suivante.
L’intérieur d’une maison swahili
Derrière la façade, la maison s’organise simplement. Les pièces principales s’ouvrent sur la cour centrale. Les couloirs sont souvent larges et sombres, pour garder la fraîcheur. Les plafonds sont hauts, soutenus par des poutres en bois local ou importé. Les sols (terre battue ou dalles de pierre) sont frais sous le pied.
Chaque habitation de Bagamoyo possède une véranda ou une galerie, sorte de transition entre l’extérieur et l’intérieur. C’est là qu’on s’assoit à l’ombre, qu’on discute, qu’on regarde la rue. Cette galerie donne souvent sur la porte principale, qui est un symbole de protection et d’identité.
Les maisons de notables se distinguent par leurs portes : hautes, sculptées, encadrées de pierre de taille. Les motifs varient, mais ils marquent toujours l’entrée comme un seuil sacré.
Vieillissement et abandon
Hélas, ces maisons ne sont pas éternelles. La pierre de corail est poreuse. Elle boit l’eau, se fissure, se délite au fil du temps. Les pluies, deux fois par an, accélèrent l’érosion. Beaucoup de maisons souffrent du manque d’entretien, surtout quand les propriétaires partent ou négligent la réparation des toits. Dans certains cas, les matériaux de toiture ont même été revendus, laissant la structure sans protection.
Il y a aussi une certaine forme d’abandon : la ville s’est vidée d’une partie de ses habitants, partis vers les maisons de Dar es Salaam ou ailleurs. Les vieilles maisons, jadis signes de prospérité, se transforment en ruines. Ce déclin est visible : murs effondrés, cours envahies par la végétation, portes disparues.
Un patrimoine menacé
Pourtant, ce patrimoine attire. On vient à Bagamoyo pour voir ces maisons, marcher dans ces rues, sentir le poids de l’histoire. Les visiteurs sont frappés par la beauté mélancolique de la ville, la lumière sur les pierres, le silence des ruelles. Mais il manque encore un vrai plan de conservation.
En 2006, la Tanzanie a inscrit la « Route centrale de l’esclavage et de l’ivoire » sur la liste provisoire de l’UNESCO. Bagamoyo en est le terminus. Cela montre que l’État reconnaît l’importance de ce lieu. Mais sur le terrain, les moyens sont limités. Des associations locales tirent la sonnette d’alarme. Elles parlent de la nécessité de sensibiliser le public, de convaincre les propriétaires de garder ces maisons, de lancer des chantiers de restauration. Sans cela, beaucoup de bâtiments pourraient disparaître.
Une reconnaissance lente, mais réelle
La prise de conscience progresse. En 2009, la Tanzanie a accueilli la cinquième Conférence sur le patrimoine de la diaspora africaine à Bagamoyo. C’était une façon d’ouvrir, symboliquement, la route de l’esclavage au public et de rappeler que l’histoire de ces murs concerne bien plus que la ville elle-même.
Aujourd’hui, Bagamoyo reste un point de passage obligé pour qui s’intéresse à la traite négrière sur la côte swahili. Mais c’est aussi un exemple frappant de ce que peut produire une société ouverte, où les cultures se croisent et bâtissent ensemble. Les maisons en sont la trace la plus tangible.
Ce qui rend Bagamoyo unique
Bagamoyo ne ressemble pas tout à fait à Zanzibar. Ni à Lamu. Ici, le style swahili se mêle à l’histoire coloniale allemande, à l’influence indienne, aux adaptations locales. Les rues sont plus larges qu’à Lamu. Les bâtiments officiels, construits par les Allemands, dominent le front de mer. Mais dès qu’on s’enfonce dans la ville, on retrouve les vieux murs de corail, les cours ombragées, les portes monumentales.
Il y a aussi ce contraste : la beauté des formes, la simplicité des matériaux, et l’ombre du passé. On ne peut pas marcher à Bagamoyo sans penser à ceux qui sont passés par là de force, sans retour.
Pourquoi préserver ces maisons ?
Préserver les maisons swahili de Bagamoyo, c’est garder une mémoire importante de la ville. Ce sont des lieux où l’on peut toucher du doigt l’histoire, comprendre comment la côte swahili s’est construite, reconnaître la douleur, mais aussi la force d’adaptation et d’accueil de ses habitants.
C’est aussi, plus simplement, protéger un savoir-faire unique. La construction en pierre de corail, l’art de la porte sculptée, la disposition des maisons autour de la cour… Tout cela mérite d’être transmis.
Enfin, il y a un enjeu touristique : Bagamoyo peut attirer des visiteurs qui cherchent autre chose que les grandes stations balnéaires. Mais cela n’a de sens que si les maisons restent debout.
Un avenir à écrire
Bagamoyo n’a pas dit son dernier mot. Des projets de restauration existent. Des habitants reviennent. Des artistes s’installent, attirés par la lumière et le calme de la ville. Mais le temps presse.
Le climat ne fera pas de cadeau aux maisons de corail. Si rien n’est fait, beaucoup risquent de s’effondrer. Pourtant, il suffit parfois d’un toit réparé, d’un mur consolidé, pour prolonger leur vie.
La préservation passe par l’engagement de tous : propriétaires, pouvoirs publics, visiteurs. Il s’agit de reconnaître que ces maisons ne sont pas que des vieilles pierres, mais la mémoire d’une côte, d’un peuple, d’un monde qui a changé. Bagamoyo n’est pas un décor figé. C’est une ville qui vit, même si elle porte les traces du passé. Ses maisons swahili, belles et fragiles, racontent des histoires. Elles rappellent que l’histoire ne se lit pas seulement dans les livres, mais aussi dans les murs, dans la lumière, dans le silence des ruelles. Garder ces maisons, c’est garder une mémoire qui a encore beaucoup à dire.