Les maisons d’herbe traditionnelles des îles Féroé : symbole identitaire

Les maisons d’herbe des îles Féroé intriguent dès qu’on pose le pied sur l’archipel. Dans ce paysage où le vent change d’humeur d’une heure à l’autre et où l’air semble toujours chargé d’humidité, ces toits végétalisés parlent de l’histoire des gens qui ont utilisé ce qu’ils avaient sous la main pour se protéger du climat. Au fil des siècles, la nécessité est devenue tradition, puis symbole. Quand on voit une ferme nichée sur un promontoire, une maison noire du XIXᵉ siècle à Tórshavn ou même le toit du Parlement, on mesure la continuité de ce geste architectural. Rien n’a disparu : la technique s’est transformée, s’est adaptée, mais elle a gardé son ancrage dans le quotidien féroïen. Cet article retrace cette évolution et montre comment ces toitures façonnent encore aujourd’hui l’allure des villages et l’identité du pays.

Un archipel rude où l’herbe devient matériau

Situées entre la mer de Norvège et l’Atlantique Nord, à mi-chemin entre l’Islande et la Norvège, les îles Féroé sont connues pour un climat frais, humide et irrégulier. Selon les données de Føroyska Landsstýrið (gouvernement féroïen), il pleut ou bruine environ 280 à 300 jours par an, avec des vents fréquents dépassant les 20 m/s en hiver. Dans ces conditions, les colons scandinaves arrivés autour du IXᵉ siècle ont privilégié des solutions de toiture capables d’offrir une isolation durable, une bonne tenue au vent et un coût faible. Le toit d’herbe (ou toit de tourbe) s’est imposé naturellement.

Les recherches de l’ethnologue danois Axel Steensberg montrent que cette technique était déjà employée dans une large partie de la Scandinavie préhistorique, où l’écorce de bouleau assurait l’étanchéité et la couche de tourbe formait une couverture lourde et performante contre la pluie et le froid. Au fil des siècles, ce savoir-faire s’est transmis presque sans rupture, car il reposait sur des matériaux disponibles partout et faciles à renouveler. Dans les régions les plus isolées de l’archipel, il est même resté la seule solution viable jusqu’à l’arrivée des matériaux industriels.

maisons aux toits d'herbe à Bøur

Un héritage médiéval encore visible dans les villages

Durant l’époque viking et tout le Moyen Âge, la forme dominante de toiture dans l’Atlantique Nord resta le toit d’herbe. Les fouilles menées par le National Museum of the Faroe Islands indiquent que les fermes médiévales présentaient des murs en pierre sèche couronnés d’une charpente en bois recouverte de bouleau puis d’une double couche de tourbe. Seules les églises et certains bâtiments administratifs recouraient à des planches, à du bardeau de bois ou parfois même au plomb.

Dans les zones rurales des Féroé, les toits d’herbe étaient quasi universels jusqu’au XVIIIᵉ siècle. Ce n’est qu’au XIXᵉ, avec l’arrivée du commerce maritime plus régulier et des matériaux importés (tuiles, puis tôle ondulée), que cette tradition a reculé. Dans les vallées intérieures et les hameaux isolés, elle s’est toutefois maintenue plus longtemps, faute d’accès aux matériaux industriels. Dans certains des villages des îles Féroé, les habitants ont continué par habitude autant que par pragmatisme. Cette persistance a créé des paysages uniques, où les maisons semblent littéralement prolonger les prairies alentour.

Une renaissance liée au nationalisme culturel et au tourisme

Alors que les toits d’herbe semblaient voués à disparaître, un regain d’intérêt pour les traditions nordiques apparaît à la fin du XIXᵉ siècle. Ce climat intellectuel, nourri par le romantisme national et par la création des premiers musées en plein air en Scandinavie, encourage les architectes et les historiens à regarder autrement l’architecture rurale. Autour de 1900, plusieurs ethnographes danois et féroïens commencent à documenter systématiquement les fermes anciennes, leurs charpentes et leurs toitures végétales. C’est dans ce contexte que des ensembles historiques comme Kirkjubøargarður entrent dans les programmes de préservation et deviennent des références pour la sauvegarde du bâti traditionnel.

Le développement des maisons de vacances, des refuges de montagne et du tourisme rural au XXᵉ siècle ouvre un nouveau marché. Beaucoup de pavillons modernes adoptent un toit végétalisé pour s’intégrer au paysage, répondre à des critères d’isolation naturelle ou s’inspirer d’un esthétisme identitaire féroïen.

maison au toit d'herbe à Reyni

Comment construisait-on un toit d’herbe traditionnel ?

Les sources ethnographiques scandinaves, notamment les travaux de Christian Norberg-Schulz sur l’architecture vernaculaire nordique, décrivent un procédé précis et coordonné.

L’écorce de bouleau (aujourd’hui remplacée par une membrane moderne) formait la barrière étanche. Par-dessus, les blocs d’herbe étaient posés immédiatement pour les maintenir en place. L’herbe provenait toujours de bonnes terres de pâturage, plutôt sableuses, et on recherchait des mottes à racines profondes et solides. Chaque bloc mesurait environ 30 cm de côté pour 7 à 8 cm d’épaisseur.

On procédait en bandes, avec deux travailleurs avançant simultanément : l’un exposait l’écorce sur la bande suivante, l’autre posait les blocs de gazon. La couverture complète atteignait 15 cm d’épaisseur, créant un poids stabilisant la charpente face aux tempêtes hivernales.

Cette technique ne garantissait pas une étanchéité parfaite selon les standards modernes, mais elle offrait une isolation thermique remarquable et une résistance éprouvée aux vents violents.

Des exemples emblématiques dans l’archipel

Pour comprendre la place des toits d’herbe dans la culture féroïenne, rien n’est plus parlant que d’observer les bâtiments où cette technique subsiste, parfois depuis des siècles. Ces exemples montrent comment une même solution constructive a traversé le temps, les usages et les styles architecturaux.

Kirkjubøargarður : une ferme millénaire encore habitée

Située à Kirkjubøur, haut lieu de l’histoire féroïenne, ce lieu est souvent décrit comme l’une des plus anciennes maisons habitées d’Europe du Nord. Selon le Føroya Fornminnissavn, certaines parties de la ferme actuelle pourraient remonter au XIIᵉ siècle, même si l’ensemble a été remanié au fil du temps.

Ce grand bâtiment en bois sombre, posé sur des fondations de pierre et coiffé d’un toit d’herbe dense, illustre très bien le système constructif féroïen traditionnel : murs épais, pièces en enfilade, couverture isolante adaptée au vent du large. Kirkjubøargarður est occupée par la même famille depuis plus de 17 générations, ce qui en fait un témoin privilégié du lien entre habitat et identité.

Funningur : une église en bois au toit d’herbe

L’église en bois de Funningur, construite en 1847, est un exemple remarquable. Ce petit édifice noir typique de l’architecture religieuse féroïenne associe murs en planches goudronnées, ouvertures minimalistes et une toiture végétalisée très bien entretenue. Selon les archives du Føroya Fornminnissavn, ces églises à toit d’herbe étaient pensées pour résister aux vents qui descendent des pentes abruptes d’Eysturoy tout en assurant une isolation performante dans un bâtiment utilisé toute l’année.

L’église de Funningur rappelle ainsi que la tradition des toits de gazon ne concerne pas uniquement les fermes ou les habitations, mais aussi les lieux de culte qui structuraient la vie communautaire.

église de Funningur

Saksun : un village-musée fixé dans son écrin naturel

Saksun est probablement l’un des plus beaux villages des îles Féroé, et le plus photographié. L’église blanche de 1858, les fermes tournées vers le lagon intérieur et les toits d’herbe parfaitement entretenus créent une atmosphère suspendue. Les informations du Visit Faroe Islands indiquent que les toits sont régulièrement renouvelés selon des techniques traditionnelles, car l’humidité persistante exige un contrôle constant du drainage. Saksun montre également une adaptation subtile au relief : les fermes sont légèrement orientées pour réduire l’exposition directe aux vents dominants du nord-ouest.

Tinganes et Reyni : deux quartiers historiques à Tórshavn

À Tórshavn, les quartiers de Tinganes et Reyni forment l’un des ensembles urbains les plus anciens de l’archipel. Tinganes, petite péninsule rougeoyante où se sont installées les premières institutions féroïennes, est bordé de maisons en bois rouge de falun, parfois coiffées de toits de tourbe conservés lors des restaurations successives. Ces bâtiments, aujourd’hui encore utilisés par le gouvernement, témoignent d’une continuité rare entre architecture vernaculaire et fonctions administratives.

Juste à côté, Reyni et ses maisons d’herbe est le plus vieux quartier résidentiel de la capitale. Ses petites maisons noires, serrées les unes contre les autres, montrent comment les toits d’herbe coexistaient avec d’autres formes de couverture dans un tissu urbain dense. Selon le registre patrimonial municipal, plusieurs habitations de Reyni conservent encore leur structure en bois, leurs ouvertures minimalistes et des toitures végétalisées entretenues à l’ancienne. L’ensemble crée une atmosphère unique : un morceau de village inséré au cœur de la ville, où l’héritage rural et maritime se lit à chaque façade.

Tinganes à Tórshavn

Entre tradition et modernité : les usages actuels

Aujourd’hui, les Féroé ne se résument plus aux maisons de tourbe. L’architecture contemporaine adopte largement la tôle, le bois traité et les matériaux industriels, notamment dans les zones urbaines. Cependant, les toits végétalisés reviennent en force pour des raisons écologiques et culturelles.

Les études du Nordic Council of Ministers soulignent plusieurs avantages :

  • meilleure isolation en hiver
  • régulation thermique en été
  • intégration paysagère
  • réduction du ruissellement
  • atténuation du bruit

Les toits végétalisés modernes utilisent des membranes étanches, des systèmes de drainage et une végétation sélectionnée. Pourtant, leur inspiration reste clairement liée à la tradition féroïenne, ce qui en fait un exemple rare de continuité architecturale entre passé et présent.

L’entretien : un savoir-faire toujours transmis

Entretenir un toit d’herbe demande un savoir-faire spécifique. Les musées comme Føroya Fornminnissavn organisent régulièrement des ateliers sur les techniques de coupe du gazon, la maintenance du drainage et le contrôle de la végétation. La coupe annuelle ou bisannuelle du toit, réalisée avec une faux ou une débroussailleuse, empêche la végétation de s’alourdir et garantit la longévité de la structure.

Dans plusieurs villages, la tradition veut encore que l’on participe collectivement au renouvellement des mottes, preuve que ce geste technique dépasse le simple entretien et relève de l’identité locale.

Un symbole culturel profondément enraciné

Pour les Féroïens, le toit d’herbe n’est pas seulement un choix technique ou esthétique. C’est un marqueur identitaire puissant qui relie la population à son environnement, à son histoire agricole et à ses pratiques d’autosuffisance. Il évoque une manière d’habiter face au vent, au brouillard et à l’isolement.

Les architectes contemporains, comme les studios Henning Larsen ou SNA Arkitekter, n’hésitent plus à intégrer cette référence dans des projets publics ou privés, preuve d’une fierté renouvelée.

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