Le mont Athos, en Grèce, est un endroit qui ne ressemble à aucun autre. Perché sur une péninsule de la mer Égée, il abrite une communauté monastique qui existe sans interruption depuis près de 1800 ans. Ici, les hommes viennent chercher le silence, l’isolement, parfois même l’effacement du monde. Ce n’est pas une légende. C’est une réalité quotidienne, que l’on ressent partout sur la montagne.
Le mont Athos : un monde à part
Le mont Athos n’est pas ouvert à tous. Il faut une autorisation spéciale pour s’y rendre, et seules les personnes de sexe masculin sont admises. C’est ainsi depuis des siècles. Les règles sont strictes, mais elles protègent un mode de vie ancien. Il y a vingt monastères principaux, alignés sur la côte ou accrochés dans la forêt. Plus de deux mille moines vivent ici, la plupart en communauté. On y cultive des légumes. On fabrique du vin, de l’huile d’olive. Certains moines cousent, d’autres sculptent le bois.
Le travail rythme la journée, comme la prière. Mais ce n’est pas tout. Sur les hauteurs, il existe un autre visage du mont Athos : celui des ermites, ceux qui cherchent la solitude absolue.

Les sketes, entre communauté et solitude
Entre le monastère classique et l’ermitage total, il y a les sketes. Ce sont de petites habitations, parfois regroupées en villages minuscules, où chacun vit à son rythme. Les sketes sont à mi-chemin : les moines y partagent quelques tâches, se soutiennent en cas de besoin, mais sont maîtres de leur emploi du temps. Certains passent leur vie entière dans une cellule de pierre, à prier et à méditer, presque sans contact avec l’extérieur. Ils cultivent leur jardin, parfois un peu de vigne ou quelques ruches. Il n’y a ni luxe, ni superflu.
Mais il existe une forme d’isolement encore plus radicale. Elle porte un nom : Karoulia.


Karoulia, l’extrême solitude
Karoulia, c’est un bout de falaise au sud du mont Athos. Le nom viendrait des poulies (karoules, en grec) utilisées jadis pour faire monter ou descendre des paniers le long des parois abruptes. Ici, il n’y a pas de route, pas de sentier large. Les habitations sont suspendues au-dessus du vide. Ce sont de très petites cabanes, construites à même la roche, à flanc de précipice. L’espace y est compté. Parfois, il n’y a qu’une seule pièce, sombre, avec un lit, une table, une icône, un poêle en fonte. Rien de plus.
Descendre ou monter à Karoulia n’est pas un exploit réservé aux sportifs. C’est la condition pour y vivre. Pendant des siècles, les ermites s’aidaient de cordes, de chaînes passées dans des poulies de fortune. Aujourd’hui, quelques échelles en bois ont été fixées sur la falaise. Elles permettent d’accéder aux cellules, mais sont précaires. Les jours de pluie, ou quand le vent souffle de la mer, chaque pas devient risqué.

Une vie suspendue entre ciel et mer
À Karoulia, tout ce qui est matériel est compliqué. L’eau est rare. Elle vient d’une citerne, ou d’un filet d’eau capté plus haut dans la montagne. Il n’y a pas d’électricité. Pas de réseau téléphonique. On cuisine sur un petit feu. Le bois, comme la nourriture, doit être hissé depuis le bas ou porté à dos d’homme. Les moines, parfois âgés, n’en redescendent plus jamais. Ils vivent là, année après année, dans une routine qui ne change guère : lever avant l’aube, prière, méditation, quelques gestes de survie. Il n’y a pas de visite. Parfois, un pèlerin vient déposer des vivres. On échange quelques mots. Puis la vie reprend.
Les cabanes de Karoulia ne ressemblent à rien de ce que l’on trouve ailleurs. Certaines sont faites de planches récupérées, consolidées au fil du temps avec des morceaux de bois flotté, des pierres, des tôles. D’autres sont creusées à même la roche, avec une porte branlante, parfois une petite fenêtre pour laisser entrer la lumière. L’air sent la mer, la résine de pin, le sel. La falaise est leur seul horizon.

Pourquoi choisir cette vie ?
On se demande souvent ce qui pousse des hommes à choisir un tel isolement. Ici, il n’y a pas de public. Personne ne regarde. Il n’y a rien à prouver, rien à enseigner, rien à recevoir, si ce n’est le silence. Les ermites de Karoulia cherchent à s’effacer, à se rapprocher de Dieu, à vivre loin des bruits du monde. Pour eux, c’est une forme de liberté, mais aussi de fidélité à une tradition très ancienne.
Depuis des siècles, les premiers ermites du mont Athos ont montré la voie : il faut tout quitter, même le confort d’une vie monastique déjà simple, pour s’enfoncer dans la solitude. Ici, on ne compte pas les années. Certains ne descendent jamais. Leur vie s’écoule dans la prière et la méditation, dans le dépouillement total. Certains meurent sans avoir jamais quitté leur ermitage depuis des décennies.

Le quotidien à Karoulia
Vivre à Karoulia, c’est accepter la dépendance. Pour l’eau, pour le bois, pour la nourriture, il faut compter sur la solidarité d’autres moines, ou sur quelques laïcs qui passent par là. Mais tout est pensé pour consommer le moins possible. Un peu de pain, d’huile, d’olives. Parfois du poisson séché. L’essentiel. Les journées se ressemblent, mais rien n’est monotone pour celui qui cherche la paix intérieure.
Il n’y a pas de loisirs, ni de pauses. La prière occupe la majeure partie du temps. On lit, on médite, on travaille un peu. Certains moines peignent des icônes, sculptent des chapelets. Mais tout est fait dans le silence. Il n’y a pas de visite imprévue. Les contacts avec le reste du monde sont rares.

Une architecture née de la contrainte
Les maisons des ermites de Karoulia ne répondent à aucun style. Ce sont des refuges improvisés, bâtis là où il y avait de la place, là où un rocher pouvait offrir un minimum d’abri. Les matériaux sont ceux que l’on trouve sur place : bois flotté, pierres, vieilles planches. Tout est récupéré, rien n’est acheté. Parfois, on ajoute une tôle pour renforcer le toit, un bout de corde pour fixer la porte.
L’important n’est pas la beauté, mais l’abri. Il faut résister au vent, au sel, à la pluie. On renforce, on répare, on ajoute, selon les saisons et les besoins. Chaque cabane porte la marque de celui qui y vit. Aucune ne ressemble à sa voisine. Elles sont le reflet d’une vie intérieure : simple, épurée, sans fioriture.


Ce qui subsiste aujourd’hui
Il reste aujourd’hui une poignée d’ermites à Karoulia. Leur nombre diminue. La vie est dure, les vocations rares. Mais la tradition perdure. Les visiteurs, quand ils sont admis, sont frappés par la force de ces hommes, leur calme, leur accueil silencieux. Il n’y a pas de prosélytisme, pas de discours.
Certains ermites acceptent de recevoir une lettre de temps en temps, ou un visiteur qui vient demander conseil. D’autres vivent dans une solitude totale. Ils ne parlent jamais à personne, n’ouvrent pas leur porte. Ils vivent à leur façon, hors du temps. Le monde continue sans eux, et cela leur va.
Regarder vivre les ermites de Karoulia, c’est se confronter à une autre échelle de valeurs. Ici, la réussite ne se mesure pas au confort, ni à la possession. On vit avec peu. On accepte la fragilité, le manque. On choisit le silence, le temps long, l’effort quotidien. Ce n’est pas une vie que tout le monde souhaite. Mais elle existe, à quelques heures de bateau des côtes grecques, accrochée à une falaise, hors du regard.
Le mont Athos, et Karoulia en particulier, rappellent qu’il y a toujours eu, dans notre histoire, des hommes prêts à vivre différemment. Ils n’attendent rien du monde, mais ils montrent qu’il existe d’autres façons d’habiter la terre.