Vous marchez dans une rue bordée d’arbres. Une façade ocre porte des persiennes vert foncé. Le balcon a des garde-corps en fonte. L’air circule par des jalousies. Rien d’ostentatoire, mais un sens de la proportion. Les maisons coloniales au Vietnam parlent de ce mélange : héritages européens, savoir-faire locaux, climat tropical. Elles sont nées entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe, dans les villes portuaires, les capitales administratives et les stations d’altitude. Certaines abritent encore des familles, d’autres sont devenues des écoles, des cafés, des musées ou des maisons d’hôtes. Ce guide vous aide à les regarder autrement, avec des repères concrets pour comprendre leur architecture et leurs usages.
Repères historiques et géographiques
Les maisons coloniales au Vietnam apparaissent à la fin du XIXe siècle, lorsque l’État français structure l’administration en Indochine. Les premiers bâtiments sortent entre les années 1880 et 1910. Ils logent des fonctionnaires, officiers, ingénieurs publics et quelques négociants venus d’Europe. Les plans viennent des services techniques coloniaux, dirigés par des architectes formés en métropole. Mais la réalisation revient à des artisans vietnamiens et chinois, déjà familiers de la brique, du bois et des tuiles.
1880 – 1910 : installation administrative
On construit des résidences de gouverneurs, casernes, écoles, hôpitaux. Les maisons destinées aux cadres suivent des modèles académiques : façades symétriques, toits pentus, pièces profondes. Hanoï et Saïgon servent de laboratoires. Les quartiers prennent forme près des sièges du pouvoir et des grands axes.
1910 – 1935 : diffusion et adaptations
Avec l’essor commercial, la maison coloniale se démocratise. Des villas plus modestes logent des enseignants, médecins, techniciens, employés des chemins de fer. Dans les villes portuaires, des commerçants vietnamiens adoptent aussi ces codes. On mélange charpentes locales, persiennes en teck, murs épais en brique. Certaines façades reprennent des éléments asiatiques.
Années 1930 – 1945 : modernité et stations d’altitude
Les stations comme Đà Lạt reçoivent des villas de montagne. Plus de béton, des baies plus larges, des lignes épurées. L’esthétique glisse vers un style plus moderne, sans renier les protections climatiques utiles dans la région : des débords de toit, des galeries couvertes, une ventilation haute. Dans les centres urbains, les shophouses coloniales se multiplient autour des marchés et des gares.
Après 1954 : héritage et réemploi
Après le retrait français, beaucoup de maisons changent d’usage. Certaines deviennent bureaux, écoles, maisons d’hôtes. D’autres restent familiales. Le vocabulaire persiste : ventilations hautes, sols carrelés, ombrages généreux. Dans plusieurs villes, ces maisons forment aujourd’hui un tissu recherché, témoin d’une époque et d’un savoir-faire partagé entre architectes européens et artisans vietnamiens.
Matériaux, climat et confort d’été
Le climat donne le ton. Il fait chaud une grande partie de l’année, avec des pluies intenses selon les régions. Les maisons répondent par des solutions passives. Toitures à forte pente pour évacuer l’eau. Tuiles en terre cuite de type yin-yang, ardoises ou tôle nervurée selon les époques, parfois un mélange au fil des restaurations. Murs en brique pleine enduits à la chaux, bonne inertie, faible transmission thermique. Galeries couvertes pour créer de l’ombre. Persiennes en bois pour ventiler sans perdre l’intimité. Hauteurs sous plafond généreuses, souvent plus de 3,6 m, pour stocker l’air chaud en partie haute. Claustras, soupiraux et impostes ouvrantes complètent l’ensemble.
Vous verrez également des sols carrelés à motif géométrique. Ils résistent à l’humidité et rafraîchissent le pied. Les seuils sont légèrement surélevés pour se protéger des ruissellements. Les descentes d’eaux pluviales sont nombreuses. Le détail compte : une corniche bien dessinée protège un enduit, une génoise évite l’infiltration, une auvent bombé canalise la pluie loin des menuiseries.
Hanoï : villas, écoles et invention d’un style indochinois
À Hanoï, la « ville européenne » s’est développée autour de l’actuel quartier de Hoàn Kiếm et le long de l’avenue Tràng Tiền. Vous y trouvez des villas urbaines avec jardin, des maisons à deux niveaux alignées sur rue et des équipements publics. Beaucoup de façades jouent la symétrie : travée centrale, porte cochère, escaliers latéraux. Les garde-corps en fonte moulée alternent avec des balustres enduits.
On y reconnaît un langage mêlé. Ordres classiques pour le dessin, toitures à large débord pour la pluie, persiennes en teck ou en go gial pour l’air. Des architectes ont aussi tenté un rapprochement plus direct avec les traditions régionales : toits à pans multiples, tuiles arrondies, frontons inspirés de pagodes, bas-reliefs floraux. Ce courant, souvent désigné sous l’étiquette « indochinois », garde un pied dans l’académique et un autre dans le vernaculaire. Il a laissé des écoles lumineuses, des hôpitaux à grandes vérandas, des maisons ventilées où l’on vit fenêtres grandes ouvertes pendant la saison sèche.
Et puis, il y a les maisons tubes de Hanoï. Elles ne naissent pas d’un plan officiel, mais d’un besoin très concret : loger des familles sur des parcelles étroites et chères, souvent taxées selon la largeur sur rue. Façade mince, longueur étonnante, petites cours intérieures pour laisser entrer la lumière, circulation verticale plutôt qu’horizontale. À Hanoï, beaucoup d’entre elles se trouvent près de l’ancien quartier marchand, parfois au contact direct des rues d’époque coloniale. Elles dialoguent avec ces villas et ces écoles sans leur ressembler. Leur silhouette montre une autre histoire urbaine : celle des habitants qui adaptent la ville à leur rythme, avec ingéniosité, parfois trois générations sous un même toit, dans une profondeur qui surprend toujours la première fois que l’on franchit la porte.
Hô Chi Minh-Ville : shophouses et villas bourgeoises
Saïgon a développé une trame plus dense. Les shophouses y sont nombreuses. Largeur étroite sur rue, grande profondeur, patio central pour la lumière, escalier latéral, boutique en façade. À l’étage, une pièce sur rue s’ouvre sur un balcon filant ; au fond, des chambres donnent sur une cour. Cette typologie, partagée avec d’autres villes d’Asie du Sud-Est, a trouvé au Vietnam une écriture propre : enduits colorés, pilastres stuqués, persiennes à claire-voie, parfois une frise de carreaux ciment sous l’allège.
À quelques rues de là, les villas installées sur de grandes parcelles jouent un autre registre. Rez-de-chaussée surélevé, perron abrité, plan en U autour d’une terrasse. Les charpentes sont souvent apparentes sous plafond, avec poinçons sculptés. Les parquets en bois dur cohabitent avec des carreaux céramiques hexagonaux. Dans les arrière-cours, vous verrez des annexes légères, cuisine d’été, buanderie ou atelier. La vie quotidienne s’organise entre intérieur et extérieur, à l’ombre, à portée du jardin.

Hội An et Huê : maisons de marchands
Hội An et Huê sont nées avant l’époque coloniale. Elles ont donc reçu une couche supplémentaire. À Hội An, les maisons de marchands alignent leur façade étroite sur rue, avec une porte centrale, des volets pleins et une enseigne. On passe un premier volume sombre et frais, on atteint une cour, puis un second volume sur l’arrière. Les toits superposés, couverts de tuiles en écaille, laissent sortir la vapeur d’eau lors des averses chaudes. Les boiseries, souvent en jaquier, portent des motifs floraux et marins.
À Huê, vous verrez des maisons basses aux tuiles brunes, des pavillons et des rangées plus récentes qui ont intégré des détails « modernes » : fenêtres à guillotine, persiennes réglables, appuis saillants. L’échelle est humaine. La rue se vit à pied ou à vélo, avec des seuils actifs et des enseignes discrètes.
Đà Lạt et les stations d’altitude : pignons et jardins
Đà Lạt a été pensée comme une échappée vers la fraîcheur. Le relief a imposé des terrasses, des murs de soutènement, des escaliers extérieurs. Les villas adoptent des toits à deux ou quatre pans, des lucarnes, des pignons, parfois un bow-window. À l’intérieur, on retrouve des boiseries et des poêles d’appoint pour les nuits fraîches. La brume du matin perle sur les persiennes. Un propriétaire racontait que l’odeur du bois humide au lever l’avertissait du temps avant même d’ouvrir les volets : s’il sentait fort, il prenait une veste pour aller au marché. Découvrez également l’architecture de la crazy house de Đà Lạt.
Les jardins participent à l’architecture coloniale de Đà Lạt. Alignements d’arbustes, massifs d’hortensias, vergers en pente. Les clôtures sont généralement basses, souvent en maçonnerie enduite avec grille métallique simple. Rien d’imposant. Juste de quoi cadrer la vue et contenir la terre.
Détails à regarder : façade, plan, structure
Pour lire une maison coloniale vietnamienne, trois niveaux d’observation aident :
- Façade : comptez les travées. Cherchez la hiérarchie : travée centrale, portes pleines, impostes vitrés. Regardez les corniches : droites, moulurées, à modillons ? Les persiennes sont-elles d’origine ? Les garde-corps sont-ils en fonte, bois, fer plat ajouré ? Les couleurs parlent : ocre, crème, vert, bleu doux. Les teintes changent par touches selon les restaurations, mais la palette est mate.
- Plan : si vous entrez dans une villa coloniale vietnamienne, cherchez la pièce centrale qui organise la ventilation croisée. Dans une shophouse, repérez le patio et l’escalier. Les circulations sont souvent logiques. Les pièces d’eau se placent en fond ou en aile, près des descentes d’eaux pluviales. Les cuisines anciennes ont parfois migré à l’arrière dans une annexe légère.
- Structure : murs porteurs en brique, planchers bois ou hourdis, charpente traditionnelle. Les renforts métal arrivent plus tard, souvent lors de consolidations sismiques légères ou d’ouvertures de baies. Une fissure verticale en façade peut signaler un joint de dilatation ou un ancien chaînage ; une fissure en escalier dans l’enduit suit la brique et invite à vérifier l’humidité.
Usages d’aujourd’hui : café, école, maison d’hôtes
La reconversion n’efface pas l’architecture. Un café peut occuper un rez-de-chaussée avec comptoir léger, en évitant de percer des murs porteurs. Une école réutilise de grandes salles ventilées, parfaites pour des classes. Une maison d’hôtes garde l’escalier et ajoute des salles d’eau compactes en fond de parcelle. Vous verrez ces adaptations partout dans les centres historiques. Elles font vivre les bâtiments. Et elles entretiennent une culture du soin : réparer, repeindre, préserver le bois, laisser l’air passer.
Dans les quartiers très touristiques, la pression commerciale peut pousser à surélever les bâtiments sans aucune règle. Le risque est de perdre l’échelle de la rue, saturer les réseaux, surchauffer l’îlot. Un projet bien mené respecte la hauteur dominante, renforce la structure avant d’ajouter des charges et traite l’eau de pluie. Ce sont des gestes pragmatiques qui prolongent la vie des maisons.
Votre regard sur place : un mini-carnet d’observation
Quand vous visiterez une ville vietnamienne, vous pouvez garder cette liste en tête :
- Sortez tôt le matin : la lumière révèle les moulures et les reliefs des enduits.
- Marchez lentement : comptez les travées, comparez les corniches d’une rue à l’autre.
- Entrez dans une cour quand c’est possible : observez l’ombre, l’air, l’odeur du bois.
- Écoutez : un volet qui claque signale un courant d’air. Un ruissellement goutte à goutte indique une gouttière bouchée. Une trace sombre au pied d’un mur révèle souvent une humidité installée.
- Le soir, regardez les intérieurs depuis la rue : vous verrez comment on habite (ventilateur de plafond, rideaux légers, tapis de bambou, meubles à pieds hauts pour le nettoyage).
- Notez les couleurs : une façade repeinte trop vive fatigue l’œil ; une teinte mate s’inscrit mieux dans la rue. Un ton trop brillant trahit souvent une restauration hâtive.
Un dernier conseil de voyageur : emportez un carnet et un crayon. Dessiner une porte, une ferronnerie, un auvent, c’est une façon d’apprendre. Et cela crée un lien plus fort avec le lieu.
Les maisons coloniales au Vietnam ne sont pas des reliques figées. Elles forment un tissu vivant, utile, adaptable. Elles enseignent des méthodes sobres : ombre, air, eau, entretien régulier. Elles montrent qu’un bon plan, une façade bien pensée et des matériaux adaptés valent mieux qu’une surenchère d’équipements. Si vous les regardez avec attention, vous verrez une pédagogie du climat et de l’usage. C’est ce qui les rend si intéressantes à habiter, à transmettre, à faire évoluer avec soin.