Trujillo, sur la côte nord du Pérou, garde un centre historique précis : rues régulières, façades colorées, hautes portes, patios frais. La ville a été fondée en 1534 autour d’anciens établissements chimú. Le pouvoir espagnol y a posé des repères urbains : Plaza de Armas, église, maisons de notables. Résultat : un tissu dense où l’ombre circule et où les maisons parlent du climat, des séismes et des goûts d’une époque. Vous pouvez le lire à pied, en observant un vantail sculpté, une grille, une galerie.
Un contexte clair : ville de conquête, ville marchande
La fondation par Diego de Almagro suit une logique simple : assoir le pouvoir près de Chan Chan, ancienne capitale chimú, et sécuriser un port et ses terres. Dès le XVIᵉ siècle, Trujillo sert d’appui à l’agriculture irriguée et au commerce régional. Le plan en damier ordonne la trame et fixe la place des « casonas », ces grandes maisons urbaines qui bordent les rues principales.
Plusieurs demeures ont traversé les siècles, transformées, réparées, mais lisibles. La ville a même été la première du vice-royaume à proclamer son indépendance à la fin de 1820 ; cet élan politique a laissé des adresses symboliques au centre. Certaines portent encore les drapeaux et plaques commémoratives.

Les matériaux de base : terre, canne, bois, tuiles
Ici, la construction en terre définit le paysage. Les murs ont une architecture en adobe ou en tapial. Les zones sensibles aux secousses ont recours à la quincha : une ossature légère en bois et canne, contreventée, recouverte d’enduit. La terre régule la température. La quincha, plus légère et souple, encaisse mieux les mouvements. Les études menées au Pérou le confirment : l’adobe est lourd et cassant ; la quincha dissipe mieux l’énergie des séismes si elle est bien reliée à ses appuis. On comprend alors ce mélange : murs massifs au rez-de-chaussée, structures plus légères en étage, toitures ventilées.
Un détail que vous verrez souvent sur ces maisons : les toits débordants en tuiles, posés sur charpente bois. Ils protègent l’enduit de terre, éloignent l’eau des façades, gardent l’ombre sur les galeries. Les menuiseries montrent des bois denses et des assemblages robustes ; les traces de reprises sismiques apparaissent parfois au pied des murs ou aux angles : agrafes, ceintures, raidisseurs discrets.
Le plan d’une maison coloniale type
L’organisation est nette. Côté rue, un grand portail mène au zaguán, couloir d’entrée profond. Il protège de la poussière et du bruit, contrôle l’accès, et conduit au premier patio. Autour du patio, des galeries couvertes desservent les pièces principales : salle, oratoire, chambres. Un deuxième patio peut suivre avec cuisines, réserves, écuries transformées, et des pièces de service. L’ensemble respire grâce à la hauteur sous plafond et aux circulations d’air voulues par les galeries. Quand la maison ouvre une fenêtre-balcon, c’est souvent un balcon-caisson en bois, fermé par des persiennes ou des grilles, qui laisse voir sans être vu. Cette typologie s’est répandue dans les villes péruviennes du XVIIᵉ au XIXᵉ siècle.
Dans la rue, la lecture est immédiate : socle enduit, baies hautes à barreaux de bois ou de fer, porte cloutée avec heurtoir, corniches sobres. La couleur aide à s’orienter : bleu intense, ocre, blanc cassé. Ce code simple distingue la maison et s’accorde avec les ombres nettes du soleil marin.


Cinq demeures pour comprendre
Pour saisir la logique des maisons coloniales de Trujillo, rien ne vaut l’observation directe. Deux adresses emblématiques, conservées au cœur du centre historique, permettent de comprendre comment cette architecture articule prestige, adaptation au climat et savoir-faire artisanal.
Casa Urquiaga (Casa Calonge)
C’est l’une des plus connues. Sa façade bleue donne sur la Plaza de Armas. À l’intérieur : trois patios, des boiseries, des sols minéraux, des vitrines qui parlent de ville coloniale et républicaine. La demeure appartient aujourd’hui au Banco Central de Reserva et fonctionne comme musée avec accès gratuit à certaines heures. On y voit le bureau de Simón Bolívar, conservé dans les salles historiques, et des objets liés aux cultures locales. Cela rappelle que Trujillo a joué un rôle actif au début de la République.
La façade de la Casa Urquiaga se reconnaît d’emblée à sa porte monumentale en bois sombre, encadrée d’un décor blanc sculpté qui tranche sur le bleu des murs. L’encadrement, rythmé par des colonnes cannelées et des moulures en relief, traduit la rigueur du dessin colonial alliée à une recherche d’élégance. Le portail, clouté de métal, conserve la proportion et la symétrie propres aux demeures de prestige du XVIIIᵉ siècle. De part et d’autre, deux fenêtres à balcons grillagés s’avancent sur la rue : leurs structures en bois peint et leurs grilles filtrent la lumière tout en protégeant l’intimité. Ensemble, elles composent une façade sobre et théâtrale, où chaque élément sert la mise en scène de l’entrée principale.

Palacio Iturregui
Le Palacio Iturregui, achevé vers 1842, marque la transition entre l’époque coloniale et la République. Édifiée pour le riche commerçant Juan Manuel Iturregui, cette demeure s’inspire directement des palais italiens du XIXᵉ siècle tout en reprenant la structure traditionnelle à patios. Derrière sa façade ocre et ses portiques blancs, trois cours successives distribuent les pièces, les galeries et un jardin central.
Le portail monumental en fer forgé et les sols de marbre importé témoignent du goût cosmopolite de son propriétaire. Les colonnes de fonte, arrivées par bateau jusqu’au port de Salaverry, rappellent l’ouverture commerciale de la région à cette période. Aujourd’hui, le bâtiment abrite un club privé, mais son plan et ses proportions conservent l’esprit des maisons coloniales de Trujillo : symétrie, lumière maîtrisée et circulation fluide autour du patio. Sa façade est sobre avc des détails néoclassiques.


Casa Ganoza Chopitea
Les habitants la surnomment « casa de los leones » (maison des lions en français). La porte monumentale et le fronton très travaillé portent un décor vif, rococo tardif côté couronnement, avec des lions stylisés.
Ce mélange de bois sculpté, de stuc et de ferronnerie résume l’ornementation urbaine locale : un socle sobre, puis un cadrage fort autour de l’entrée. La maison coloniale date du XVIIIᵉ siècle et sert souvent de repère pour décrire le goût des élites de Trujillo à la fin de l’époque coloniale.

Casa Lizarzaburu (ou Bracamonte)
Située sur la Plaza de Armas, elle présente une couverture néoclassique. À droite, une grande fenêtre de clôture avec chapeau qui donne l’air trujillain à la maison, et à gauche, la fenêtre et le balcon avec jalousie. La première cour présente un plancher en dalles de pierre et est entourée d’une galerie élevée, sur laquelle s’ouvrent les portes et fenêtres des pièces. Les salons ont des plafonds artisonnés et des restes de peinture murale. Parmi les différents propriétaires qui ont eu cette demeure figurent le général José María Lizarzaburu et de la Cuadra, personnage historique dans la région, puis la famille Bracamonte.

Casa del Mayorazgo de Facalá
La Casa del Mayorazgo de Facalá est l’une des plus anciennes de Trujillo. Construite pour une famille de grands propriétaires, elle possède un imposant portail baroque en pierre et des fenêtres à grilles. Derrière la façade, plusieurs patios se succèdent, chacun entouré de galeries soutenues par des colonnes en bois.
L’histoire de la Casa del Mayorazgo de Facalá s’étend sur plus de trois siècles. Édifiée en 1709 pour Bartolomé Tinoco Cavero, elle reflète la prospérité des grands domaines agricoles de la région. En 1820, au moment où Trujillo proclame son indépendance, la maison participe symboliquement à cet élan patriotique : Micaela Muñoz Cañete y brode la première bannière péruvienne entre ses murs. Vers 1900, une partie du bâtiment est remaniée et subdivisée, notamment du côté jouxtant la Casa Herrera. En 1950, Jaime de Orbegozo en entreprend une restauration complète, redonnant à la demeure son éclat colonial. Enfin, au tournant du XXIᵉ siècle, elle change de fonction : acquise par le Banco Wiese en 2005, elle appartient aujourd’hui au Banco Scotiabank, qui en assure la conservation et la mise en valeur.

Détails à observer en marchant
- Balcons caissons : ils avancent sur la rue. Les assemblages montrent des montants verticaux, des panneaux ajourés et des garde-corps sculptés. Cherchez les reprises en pied, signes d’un entretien régulier. Plusieurs rues autour de la Plaza en conservent de beaux exemples.
- Grilles et persiennes : le jour entre sans laisser monter la chaleur. Les grilles en fer forgé se répètent d’une fenêtre à l’autre et dessinent la façade comme une partition.
- Portes à deux vantaux : elles combinent un grand passage pour les voitures et un portillon piéton. Les clous, heurtoirs et pentures racontent des gestes d’artisans.
- Corniches et pilastres peints : ils marquent la trame verticale et protègent les enduits de l’eau de pluie. On y lit généralement les traces de restaurations anciennes.
- Têtes de murs épaisses : l’ombre au droit des embrasures signale des murs porteurs en terre ; elle aide à comprendre l’épaisseur et la logique structurelle.
Les balcons en bois : symbole et ingénierie locale
Les balcons en bois de Trujillo comptent parmi les plus expressifs du Pérou colonial. Ces volumes fermés, souvent en acajou ou en cèdre sombre, s’avancent au-dessus de la rue comme de véritables pièces suspendues. Leur fonction dépasse la décoration : ils permettent de voir sans être vu, de capter la brise tout en se protégeant du soleil. Les persiennes mobiles et les panneaux ajourés assurent la ventilation tout en maintenant l’intimité, un atout précieux dans le climat chaud et sec de la côte nord.
Les artisans travaillaient chaque élément à la main : colonnettes tournées, panneaux à motifs, caissons assemblés sans clous apparents. Dans les maisons de notables, le balcon devenait un signe de statut. Plus il était large et orné, plus il affirmait la place sociale de ses propriétaires. Certains modèles montrent une maîtrise remarquable du rapport entre ombre, légèreté et structure. Aujourd’hui encore, ces balcons rythment les rues du centre historique. Ils offrent un repère visuel fort, rappelant qu’à Trujillo, l’art de bâtir s’exprime autant dans la façade que dans les détails suspendus à sa lumière.


Séisme et entretien : ce qu’enseignent les maisons
Les secousses ont façonné la façon de bâtir. Les doctrines locales ont documenté les faiblesses de l’adobe : poids important, comportement fragile en traction et cisaillement. Les maisons qui tiennent cumulent plusieurs gestes : chaînages en bois, contreventements, ceintures hautes, liaisons soignées entre murs et planchers. La quincha, posée sur une trame régulière, offre une voie de réparation et d’extension compatible avec le bâti ancien. Des travaux universitaires et des projets pilotes péruviens l’ont montré : on peut renforcer, si l’on respecte les continuités et que l’on stabilise d’abord les défauts visibles.
Pour vous, visiteur ou propriétaire : méfiez-vous des fissures en X aux angles, de l’humidité en pied, des décollements d’enduit qui sonnent creux. Ces points parlent de liaisons faibles, d’eau stagnante ou d’un manque de ventilation. La bonne nouvelle : beaucoup de dégâts se traitent par des actions simples et régulières : drainage, couvertures entretenues, boiseries protégées, rejingot bien dessiné.
Une promenade utile pour lire la ville
Commencez à la Plaza de Armas. Repérez la cathédrale et les alignements de balcons. Engagez-vous dans le Jirón Pizarro vers l’est. Sur les quatre premiers pâtés de maisons, l’échantillon est déjà parlant : Casa Urquiaga, façades avec portails à pilastres, fenêtres hautes. Longez ensuite vers le nord pour voir d’autres casonas et revenir par une rue parallèle. Vous retrouverez la trame, les patios, et la récurrence des mêmes solutions : protection solaire, ventilation croisée, forte inertie au rez-de-chaussée, légèreté en étage.
Conseil de terrain : revenez à midi et en fin d’après-midi. L’éclairage change la lecture des modénatures. Le relief des corniches se détache mieux quand l’ombre bascule. Les couleurs aussi se déplacent : un bleu vif devient presque gris dans la lumière blanche du zénith, puis gagne en profondeur à l’heure dorée.
Ce que disent ces maisons du climat de Trujillo
Le soleil tape, l’air est sec, la brise marine entre le soir. Les maisons répondent sans gadgets : épaisseur, ombre, traversée d’air, patios plantés. Les balcons caissons filtrent la lumière tout en préservant l’intimité. Les toits ventilés évacuent l’air chaud. Les galeries créent un espace tempéré, entre dedans et dehors. Le confort ne naît pas d’une machine ; il vient d’un dessin qui anticipe les cycles de la journée.

Un mot sur les couleurs
Le bleu profond de certaines façades, les ocres et les blancs cassés ne sont pas un caprice. Ils se lisent à distance, tiennent bien à la lumière, et dialoguent avec les pierres et les enduits.
Les restaurations retrouvent des teintes minérales ou des équivalents compatibles. À l’œil, vous verrez rapidement la différence entre une peinture récente trop brillante et un badigeon plus mat : la seconde laisse mieux respirer la surface et vieillit avec moins de traces.
Une courte histoire d’objets
À Casa Urquiaga, le bureau de Bolívar attire toujours les regards. On pense aux textes préparés là, à une période d’alliances, de marches et de décrets. Plusieurs vitrines montrent aussi des pièces liées aux cultures locales, preuve que la ville ne se résume pas à la période coloniale. Cette rencontre entre objets préhispaniques, mobilier colonial et souvenirs républicains raconte l’épaisseur du lieu.
Ce que vous rapporterez de votre visite
Vous n’aurez pas seulement des photos de balcons. Vous saurez lire une porte, un seuil, un couloir d’entrée. Vous aurez ressenti le calme d’un patio à midi alors que la rue battait son plein. Et vous aurez vu comment des maisons en terre, en bois et en tuiles tiennent face au temps grâce à des gestes répétés : réparer, ventiler, protéger l’eau, alléger ce qui doit l’être. C’est modeste et net, mais ça dure.
Si vous passez par la Plaza, entrez à Casa Urquiaga. Montrez votre pièce d’identité, traversez le zaguán, et restez quelques minutes devant le bureau de Bolívar. Le lieu aide à comprendre la ville : une histoire politique bien ancrée, des matériaux adaptés, et un art d’habiter qui s’appuie sur la lumière et l’air. Vous sortirez avec une image concrète de ce que fut Trujillo au temps des grandes maisons.