Architecture soviétique en Arménie

L’Arménie a rétabli son indépendance en 1991, mais l’héritage de l’URSS vit à travers l’architecture soviétique restante. Ces bâtiments de la république sont aussi fascinants qu’ils sont monotones; Ils sont étranges et dépourvus d’esthétique. Leur but utilitaire est incorporé dans la conception : blocs incolores, hauteurs uniformes. Ce n’est qu’avec quelques indices d’une société moderne (comme les antennes paraboliques) que nous pouvons être sûrs que nous ne sommes pas retournés dans le temps.

Contexte : du plan Tamanian à l’urbanisme socialiste

La matrice urbaine de la capitale, Erevan, se met en place dès 1924 avec le plan d’Alexandre Tamanian : un dessin radial-concentrique inspiré des « villes-jardins », qui sera ensuite densifié et complété par l’urbanisme soviétique (micro-districts, grands axes, équipements publics). Cette continuité explique l’articulation, aujourd’hui encore, entre trame monumentale et tissus d’habitat de masse.

Matériaux, couleur et identité : la « ville rose »

Particularité arménienne, la pierre de tuf volcanique (rose, rouge, ocre) habille des édifices qui, ailleurs en URSS, seraient restés en béton nu : elle imprime une chaleur locale au modernisme et au brutalisme importés. Cette « pierre rose » vaut à Erevan son surnom de « Pink City ».

immeubles roses à Erevan

Le logement de masse : des khrouchtchevki aux brejnevki

De 1950 aux années 1980, l’industrialisation rapide s’appuie sur la construction standardisée : barres et tours en panneaux, logements compacts, équipements de quartier (écoles, crèches, commerces). Les micro-districts (mikrorayon) organisent la proximité et la desserte, avec une forte dimension sociale mais des qualités constructives variables. Les débats actuels invitent à dépasser le jugement « tout-béton/tout-laid » pour reconsidérer le rôle de ce parc dans la modernisation du pays et sa possible réhabilitation.

Infrastructures et équipements du « socialisme arménien »

  • Métro d’Erevan (1981-) : inauguré le 7 mars 1981 (5 stations au départ), il incarne l’investissement soviétique dans la mobilité rapide des capitales de républiques. Son vocabulaire architectural mêle finitions en pierre locale et dispositifs de grande profondeur.
  • Complexe sportif et de concerts Karen Demirchyan (1983) : figure spectaculaire de la rive du Hrazdan, le « Hamalir » développe deux grandes salles articulées par des gradins rotatifs ; ses auteurs ont reçu le Prix d’État de l’URSS en 1987. Réouvert en 2008 après réhabilitation, ce bâtiment soviétique reste toujours un symbole du haut modernisme tardif en Arménie.
  • Aéroport de Zvartnots – terminal soviétique (années 1970-80) : le célèbre terminal circulaire (aujourd’hui inactif) réunit architecture expressive et ingénierie ambitieuse, signé par une équipe d’Armgosproekt (Tarkhanyan, Khachikyan, Charkezian, Shekhlyan, etc.). Il illustre l’originalité formelle atteinte par certains programmes d’État dans la dernière phase soviétique.
métro d'Erevan

Composition : micro-districts et équipements de proximité

La planification soviétique superpose au plan de Tamanian de grands ensembles structurés : unités résidentielles répétitives, trames d’espaces verts, équipements à distance piétonne. Cette logique (pensée pour l’égalité d’accès) a produit une ville lisible mais souvent monofonctionnelle, aujourd’hui questionnée par les mobilités et la nécessité de mixité. Des travaux académiques récents analysent la façon dont ces formes ont structuré les usages et, plus largement, un « dispositif de pouvoir » au quotidien.

Esthétiques du brutalisme et « vernaculaire moderne »

Dans les années 1960-80, l’Arménie développe une variante locale du modernisme : des volumes puissants, des portées franches, du béton sculptural, mais aussi des encadrements, des revêtements et des incrustations en tuf qui « ennoblissent » l’abstraction typique du langage soviétique. Des reportages récents soulignent ce dialogue entre « grammaire soviétique » et artisanat de pierre.

Cette hybridation a donné naissance à une identité architecturale singulière, parfois qualifiée de « modernisme régionalisé ». Là où d’autres républiques soviétiques appliquaient plus strictement les normes productivistes venues de Moscou, les architectes arméniens ont défendu une esthétique expressive, enracinée dans la matière et la symbolique locales. Certains bâtiments publics (maisons de la culture, gares routières, stations de téléphérique, universités) adoptent ainsi des formes audacieuses qui flirtent parfois avec le brutalisme, tout en conservant une dimension quasi artisanale grâce à l’usage de la pierre, de la mosaïque et du travail ornemental. Cette synthèse résulte autant d’une fierté culturelle que d’une adaptation pragmatique aux ressources disponibles dans un pays montagneux.

façade immeuble soviétique en Arménie

Après 1991 : privatisations, adaptations et vieillissement

Après l’indépendance en 1991, la quasi-totalité du parc de logements soviétiques a été privatisée en quelques années, suivant un modèle commun aux anciennes républiques de l’URSS. Les appartements, autrefois propriété de l’État ou des coopératives, sont devenus des biens individuels, souvent sans cadre juridique clair pour la gestion des parties communes. Cette privatisation massive a profondément transformé la société arménienne : elle a permis à une grande partie de la population d’accéder à la propriété, mais elle a aussi fragilisé l’entretien collectif. Les copropriétés n’ayant ni fonds de réserve ni syndic structurés, les rénovations lourdes (toitures, réseaux, cages d’escalier) ont été reportées, provoquant un lent vieillissement du parc. Les équipements d’origine – chauffage central, ventilation, canalisations – se sont trouvés abandonnés ou remplacés de façon partielle, sans cohérence d’ensemble.

Dans le même temps, la transformation économique du pays a entraîné une appropriation individuelle souvent improvisée des logements. Balcons clos, vérandas ajoutées, surélévations sans permis, extensions accrochées aux façades : ces interventions spontanées répondent à un besoin réel de surface supplémentaire et de confort, mais elles dégradent parfois la stabilité structurelle ou aggravent les problèmes thermiques. À l’intérieur des appartements, les adaptations sont tout aussi visibles : isolation par l’intérieur hétérogène, remplacement des menuiseries d’origine par du PVC, fragmentation des pièces ou au contraire abattage de cloisons porteuses. Ce bricolage généralisé est aussi un symptôme social : face à l’absence de politique publique de réhabilitation dans les années 1990 et 2000, chaque ménage a cherché des solutions individuelles. Résultat : un paysage urbain qui conserve la trame soviétique, mais fragmentée par une multitude d’actions privées, révélant le face-à-face entre héritage socialiste et économie post-soviétique. Elles compliquent désormais toute réhabilitation collective.

Réhabiliter plutôt que démolir ?

Face à un patrimoine de masse énergivore, deux voies coexistent :

  • Réhabilitation performancielle (isolation par l’extérieur, réseaux, confort d’été/hiver), pour maintenir l’accessibilité de ces quartiers et limiter l’empreinte carbone de démolitions-reconstructions.
  • Démolitions ciblées lorsque les pathologies structurelles ou la vulnérabilité sismique l’exigent.

Les acteurs locaux plaident pour une approche graduée, fondée sur le diagnostic et la valorisation des espaces publics. Cette méthode évite les démolitions brutales et préserve la vie de quartier.

façade immeuble soviétique

Ce que cet héritage change dans le regard

L’architecture soviétique en Arménie ne se réduit ni à l’austérité des façades répétitives, ni à la nostalgie. Elle parle de projet social, d’outillage industriel et d’appropriation locale par la pierre et l’artisanat. Requalifier ce parc, c’est travailler l’efficacité énergétique, la résilience sismique, la qualité des rez-de-chaussée et la dignité des espaces communs, sans effacer la singularité arménienne : la matérialité du tuf, la monumentalité mesurée, et une ville qui a su intégrer une modernité venue d’ailleurs.

Crédit photos : thearmenite.com

Laisser un commentaire