Immeubles ronds de Moscou : une expérimentation urbaine soviétique

Au cœur des quartiers résidentiels de Moscou se cachent deux constructions uniques au monde : les célèbres immeubles ronds imaginés dans les années 1970 par l’architecte Evgueni Stamo et l’ingénieur Alexandre Markelov. Pensés comme des micro-villes autonomes capables d’accueillir près de 900 familles chacune, ces géants circulaires incarnent l’audace et les contradictions de l’urbanisme soviétique de l’ère Brejnev. Entre expérimentation, utopie sociale et contraintes techniques, ces anneaux d’habitation parlent d’une autre histoire de la modernisation soviétique, à la croisée du fonctionnel et du symbolique.

Découvrez aussi l’architecture de la datcha russe.

Une utopie architecturale née dans les années 1970

Au début des années 1970, en pleine période de modernisation urbaine, l’architecte soviétique Evgueni Stamo et l’ingénieur Alexandre Markelov conçoivent un projet résidentiel audacieux : un immeuble circulaire de grande ampleur dans la capitale russe. Achevé en 1972, le premier bâtiment est implanté dans le district d’Ochakovo-Matveevskoïe à l’ouest de Moscou. Avec ses 150 mètres de diamètre et ses 900 appartements, il illustre la volonté du régime soviétique de combiner monumentalité, innovation technique et modèle d’habitat collectif. Une expérimentation urbaine rare en URSS.

Selon l’Institut d’architecture de Moscou, cet immeuble (série expérimentale К-7) devait à la fois densifier l’habitat et favoriser la vie communautaire. L’idée reposait sur une cour intérieure protégée des nuisances urbaines, avec aires de jeux, jardins, terrains de sport, équipements de proximité et commerces intégrés. Ce plan en « anneau » offrait également une protection contre les vents froids, un argument architectural qui a d’ailleurs été largement mis en avant dans les publications soviétiques de l’époque.

immeuble rond de Moscou

Une architecture pensée comme micro-ville

Le bâtiment circulaire était pensé comme un petit monde, une micro-société où les habitants pouvaient vivre presque en autonomie, avec à portée de main tous les services essentiels au quotidien :

  • magasins alimentaires
  • pharmacie
  • buanderie
  • bureau de poste
  • espaces sportifs
  • école maternelle à proximité

Cette logique découle du concept soviétique de “microraïon”, un urbanisme basé sur des habitations autonomes destinées à organiser la vie collective sans dépendre du centre-ville. La typologie circulaire devait améliorer la circulation interne et renforcer la cohésion sociale, un enjeu récurrent de l’urbanisme socialiste. Elle traduisait aussi la volonté politique de maîtriser l’organisation sociale par l’espace.

Chaque immeuble compte 9 étages et 26 entrées, reliées par des couloirs. Certains habitants affirment qu’il est facile de « se perdre dans l’anneau », car les appartements se ressemblent et les numérotations sont peu intuitives. D’où l’un des surnoms locaux : “Maison Bagel” (Koltso Dom), mais aussi “Maison Magel”, référence humoristique au triangle de Magellan où l’on perd son sens de l’orientation.

immeuble rond de Moscou vu du dessus

Un projet interrompu par la crise soviétique

Lorsque Moscou est désignée ville hôte des Jeux olympiques de 1980, les autorités décident de construire cinq immeubles ronds pour symboliser les cinq anneaux olympiques. Un second bâtiment voit le jour en 1979 dans la rue Dovjenko, près du quartier Fili. Mais le programme de cinq anneaux est abandonné dès le début des travaux. Plusieurs raisons expliquent cet arrêt du projet immobilier :

  • Coûts de construction élevés et difficultés d’entretien
  • Problèmes de logistique liés à l’évacuation, au chauffage circulaire et à la distribution des flux
  • Manque de lisibilité urbaine concernant la symbolique : les cinq bâtiments prévus étaient trop éloignés les uns des autres pour symboliser les anneaux olympiques
  • Début de la crise économique soviétique et priorité donnée aux logements standardisés Khroutchevka et Brejnevka. Ces projets circulaires deviennent alors secondaires.

Selon l’Institut de Développement Urbain de Moscou (2018), le coût de maintenance d’un seul immeuble rond équivalait à celui de trois barres d’habitation rectangulaires de même capacité.

Vie quotidienne dans les immeubles ronds aujourd’hui

Aujourd’hui, les deux immeubles circulaires construits sont toujours habités. Leur cour intérieure, immense, est devenue un espace de vie apprécié des familles et un repère urbain singulier.

Toutefois, leurs particularités génèrent encore des contraintes :

  • Confusion des accès : les 20 à 26 entrées se ressemblent
  • Circulation d’air limitée dans certains segments de l’anneau
  • Problèmes acoustiques liés à la distribution circulaire
  • Isolation thermique perfectible dans la version initiale

Malgré cela, ces immeubles ont acquis un statut patrimonial informel. Ils sont étudiés dans les écoles d’architecture russes comme un exemple d’urbanisme expérimental soviétique. En 2021, le site d’architecture russe Arch.ru a même consacré un dossier à leur potentiel de réhabilitation.

immeuble rond de Moscou de nuit

Symbolique et héritage

Les immeubles ronds de Moscou incarnent l’esprit d’expérimentation de l’urbanisme soviétique des années 1970, une période durant laquelle l’Union soviétique cherchait encore à affirmer sa modernité par des formes urbaines innovantes. Leur conception en cercle traduit une ambition sociale : créer des communautés résidentielles cohérentes, où les habitants partageraient des espaces verts protégés du bruit et du trafic. Cette idée, héritée du fonctionnalisme d’après-guerre, visait à rapprocher les familles et à favoriser les interactions sociales dans un cadre semi-protégé.

Avec le temps, ces bâtiments sont devenus des repères symboliques de l’architecture soviétique tardive. Situés en marge des cartes postales officielles de Moscou, ils intéressent aujourd’hui historiens, architectes et urbanistes en tant que témoins d’une modernité alternative, ni classique comme l’architecture stalinienne, ni strictement standardisée comme les grands ensembles Khroutchevka et Brejnevka. Leur forme circulaire intrigue, interroge et suscite encore de nombreux débats : faut-il y voir un geste utopique ou une absurdité technique héritée d’une époque idéologique ?

Longtemps ignorés, ces immeubles sont désormais réévalués dans une perspective patrimoniale. Sans être protégés officiellement, ils sont régulièrement étudiés dans les écoles d’architecture et apparaissent dans plusieurs publications consacrées au brutalisme soviétique et à l’urbanisme expérimental de la seconde moitié du XXe siècle. Ils témoignent de la volonté d’introduire plus de diversité formelle dans le paysage urbain. À ce titre, ils prolongent la réflexion sur la façon d’habiter collectivement et rappellent que l’architecture peut aussi être un laboratoire social, même lorsqu’elle échoue partiellement.

Visités aujourd’hui par les amateurs d’architecture brutaliste et soviétique, ces bâtiments continuent de fasciner par leur dimension sculpturale et leur fonctionnalité radicale.

Laisser un commentaire