Capitale de la Géorgie et carrefour stratégique du Caucase, Tbilissi porte encore dans son paysage urbain les traces d’une histoire mouvementée. Dévastée en 1795 par les troupes perses d’Agha Mohammad Khan, la ville fut intégrée à l’Empire russe en 1801, ce qui lança un vaste programme de reconstruction et de réorganisation urbaine. Cette période marqua profondément son architecture domestique : entre influences européennes, héritage caucasien et apport persan, Tbilissi développa un modèle résidentiel original, fondé sur la convivialité, les cours partagées et surtout les célèbres balcons en bois sculpté.
Les maisons traditionnelles de Tbilissi témoignent de cette synthèse culturelle singulière. Ni totalement vernaculaires ni entièrement inspirées des codes européens, elles s’inscrivent dans un contexte social où la vie communautaire occupait une place centrale. Au-delà de l’esthétique, ces maisons montrent l’évolution du mode de vie urbain en Géorgie, depuis le XIXᵉ siècle jusqu’à l’époque soviétique et post-indépendance. Comprendre leur histoire, leur organisation et les défis de leur préservation actuelle permet de saisir la valeur patrimoniale du Vieux Tbilissi, ensemble urbain remarquable d’Eurasie.
Héritage ancien : influences caucasiennes et persanes
Les maisons d’habitation géorgiennes sont mentionnées dès le Ier siècle av. J.-C. par Strabon. À Tbilissi, les formes urbaines les plus anciennes remontent à l’époque médiévale, avec des maisons construites en pisé, brique crue ou bois, souvent organisées autour d’une cour centrale fermée. Selon l’Académie nationale des sciences de Géorgie (2014), ces maisons reflètent une combinaison d’influences locales caucasiennes (vie communautaire tournée vers la rue, espaces semi-publics) et persanes (cours intérieures, fonctions domestiques réparties par niveaux). Des traditions caucasiennes anciennes.
Cependant, les éléments pré-russes ne subsistent véritablement que dans le tracé sinueux des ruelles et dans quelques maisons anciennes de quartiers comme Abanotubani ou Sololaki. Le grand incendie de 1795, puis les reconstructions du XIXᵉ siècle, ont remodelé la ville. Certaines demeures dans les quartiers anciens témoignent encore de cette période antérieure ; par exemple, une maison du XVIIIᵉ siècle située dans le quartier d’Abanotubani conserve encore ses volumes irréguliers et sa cour intérieure fermée.
L’influence russe et européenne au XIXᵉ siècle
Au cours du XIXᵉ siècle, Tbilissi devient un centre administratif stratégique du Caucase dans l’Empire russe. Les nouvelles constructions suivent les tendances architecturales européennes : néoclassique, éclectisme, puis Art nouveau. Toutefois, comme l’explique le Georgian National Museum (2018), l’architecture résidentielle conserve certaines caractéristiques locales, notamment :
- présence de cours intérieures communes,
- escaliers extérieurs en bois menant aux étages,
- balcons traditionnels sur rue, souvent en encorbellement,
- organisation progressive des niveaux selon le statut social et l’usage domestique.
Les balcons : une signature géorgienne
Les maisons traditionnelles de Tbilissi sont célèbres pour leurs balcons en bois colorés, souvent finement décorés de motifs ajourés. Selon l’étude « Tbilisi Wooden Architecture » publiée par l’Université technique de Géorgie (2016), les balcons en bois de Tbilissi ont été créés pour plusieurs fonctions :
- prolongement extérieur pour se protéger de la chaleur estivale,
- espace de sociabilité avec le voisinage,
- dispositif de ventilation naturelle,
- transition entre espace public et privé.
Ces éléments sont devenus l’emblème du Vieux Tbilissi. Ils sont souvent peints en couleurs pastel (bleu, vert, ocre), tradition héritée du XIXᵉ siècle. Leur finesse décorative s’explique par la diffusion des techniques de menuiserie venues d’Arménie et de Perse, combinées au savoir-faire local des charpentiers géorgiens. Selon l’Université technique de Géorgie (2016), ces balcons reposent sur un système d’encorbellement ingénieux, utilisant des assemblages bois sans clous métalliques à l’origine.
Ils jouent également un rôle climatique, en créant des zones d’ombre et de ventilation naturelle adaptées aux étés chauds de Tbilissi. Aujourd’hui, ils constituent un marqueur identitaire fort et un argument majeur pour l’inscription potentielle du centre historique au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Vivre autour de la cour : un mode de vie communautaire
Au cœur de l’habitat traditionnel de Tbilissi se trouve la cour intérieure commune, souvent appelée italian yard par analogie avec les maisons méditerranéennes observées par les voyageurs européens du XIXᵉ siècle. Selon la National Agency for Cultural Heritage Preservation of Georgia (2019), cet espace semi-public est la colonne vertébrale des maisons historiques de Tbilissi. C’est dans cette cour que se concentraient les activités quotidiennes : cuisine d’été, puits, séchage du linge, stockage du bois, ateliers et espaces de jeux pour les enfants. Elle structurait la vie domestique tout en favorisant la solidarité entre les habitants, car plusieurs familles partageaient généralement une même parcelle.
Cette organisation spatiale reflétait aussi un mode de vie communautaire ancré dans les traditions caucasiennes. L’anthropologue américaine Elizabeth Dunn souligne que cette proximité renforçait les échanges, l’entraide et un contrôle social informel, chaque voisin prenant part à la vie de la communauté résidentielle. Les conversations se faisaient d’un balcon à l’autre, les portes restaient souvent ouvertes et la cour servait de lieu d’accueil pour les visiteurs. Contrairement aux modèles résidentiels européens plus individualisés du XIXᵉ siècle, les maisons de Tbilissi privilégiaient une sociabilité visible et spontanée, qui se retrouve encore aujourd’hui dans certains quartiers anciens comme Sololaki, Avlabari ou Chugureti.
Transformations au XXᵉ siècle : l’ère soviétique
L’intégration de la Géorgie à l’Union soviétique en 1921 marque un tournant majeur pour le tissu résidentiel de Tbilissi. Les politiques de logement mises en place à partir des années 1930 privilégient la construction de barres d’habitation standardisées, dites dom-komuna ou logements collectivisés.
Faute de moyens pour entretenir le parc urbain ancien, de nombreuses maisons historiques sont subdivisées en appartements communautaires (kommunalki) où plusieurs familles partagent la cuisine, les sanitaires et le couloirs. Selon le Georgian National Museum (2018), cette sur-occupation progressive entraîne une dégradation structurelle rapide du bâti ancien, notamment en raison des charges excessives ajoutées sur les plafonds en bois et des transformations non réglementées.
Face au manque d’accès individuel aux logements, les habitants improvisent des solutions architecturales pour préserver leur intimité et leur autonomie. C’est à cette période que se multiplient les escaliers extérieurs rapportés, les passerelles en bois ajoutées entre les volumes, ou les extensions fermées sur les galeries des balcons. L’ICOMOS (rapport 2007 sur le Vieux Tbilissi) décrit ces ajouts comme une « architecture de la nécessité », issue de l’adaptation populaire aux contraintes du logement soviétique.
Si ces transformations ont défiguré certains bâtiments, elles sont aujourd’hui un témoignage historique unique de l’ingéniosité urbaine tbilissienne et de la résilience de ses habitants.
Fragilité et sauvegarde du patrimoine
Après l’indépendance de la Géorgie (1991), de nombreuses maisons traditionnelles ont souffert d’une absence d’entretien. Certaines menacent même de s’effondrer en raison :
- de fondations fragilisées par des sols instables,
- de l’usage de bois non traité,
- de surélévations illégales,
- de tremblements de terre (notamment celui de 2002).
Le Vieux Tbilissi figure depuis 2007 sur la liste de surveillance du World Monuments Fund, tandis que plusieurs secteurs sont inscrits comme zones de protection patrimoniale par la National Agency for Cultural Heritage Preservation of Georgia. Depuis 2021, un plan de gestion urbaine encadré par l’UNESCO accompagne la municipalité afin de concilier réhabilitation et renouvellement urbain.
Plusieurs ONG locales, comme Tiflis Hamkari, militent également pour une restauration respectueuse des structures d’origine et la protection des habitants face à la spéculation immobilière.
Entre restauration et modernisation
Depuis le début des années 2010, Tbilissi connaît une nouvelle phase de transformation urbaine, portée par l’essor touristique et par des investissements privés massifs. Plusieurs projets de réhabilitation ont été lancés dans les quartiers historiques comme Abanotubani, Betlemi, Chugureti et Sololaki, souvent avec le soutien de programmes internationaux tels que le World Bank Cultural Heritage Project ou l’UNESCO Urban Heritage Management Initiative. Ces interventions visent à stabiliser les structures anciennes, restaurer les balcons menacés d’effondrement et mettre aux normes les réseaux d’électricité et d’eau sans dénaturer le bâti. Certaines réalisations, comme la restauration du quartier Betlemi (2012–2015), sont aujourd’hui citées par l’ICOMOS Géorgie comme des exemples de bonne pratique.
Parallèlement, la ville fait face à une pression immobilière croissante liée au développement économique et au marché locatif. Cette situation entraîne la démolition de plusieurs maisons traditionnelles, remplacées par des immeubles modernes sans lien architectural avec leur environnement.
De nombreuses voix s’élèvent contre ce phénomène, dénoncé par des architectes géorgiens comme Giorgi Kldiashvili comme une « perte irréversible de mémoire urbaine ». Le risque de gentrification est également pointé par l’organisation Transparency International Georgia (2019), qui souligne que certains projets dits de « restauration » relèvent davantage d’une reconstruction pastiche destinée à un usage commercial ou touristique. Le défi actuel consiste donc à trouver un équilibre durable entre développement et préservation de l’identité architecturale du Vieux Tbilissi.
Pourquoi ces maisons sont uniques ?
Les maisons traditionnelles de Tbilissi incarnent un modèle architectural hybride, né à la croisée de l’Europe et du Caucase. Leur importance tient :
- à leur valeur esthétique (balcons sculptés),
- à leur organisation sociale (cours partagées),
- à leur adaptation climatique (ventilation naturelle, auvents profonds),
- à leur portée historique (stratification perse, caucasienne, russe puis soviétique).
Selon l’UNESCO (2019), Tbilissi possède « un tissu urbain historique d’une valeur culturelle remarquable à l’échelle du Caucase ». Cette singularité réside dans la superposition visible des héritages persan, caucasien, russe et européen, inscrits dans un même paysage architectural.
L’organisation en coursives et cours partagées, associée aux façades à balcons sculptés, n’a pas d’équivalent direct dans la région. Ce patrimoine vivant reste cependant vulnérable et nécessite des stratégies de conservation adaptées aux réalités sociales et économiques de la ville.



