Au nord-ouest de l’Arménie, Gyumri occupe une place spéciale dans l’histoire architecturale du pays. Longtemps appelée Kumayri, puis Alexandropol sous l’Empire russe, Leninakan à l’époque soviétique et enfin Gyumri depuis 1990, la ville a vécu plusieurs vies, dont chacune a laissé une empreinte architecturale durable. Construite en grande partie en tuf (pierre volcanique locale disponible en teintes rouge foncé ou noire), Gyumri a su conserver un patrimoine résidentiel exceptionnel malgré les catastrophes naturelles, notamment les séismes de 1926 et 1988. Selon une étude publiée dans International Journal of Heritage Architecture (Mkhitaryan, 2019), de nombreuses maisons construites entre 1840 et 1920 restent debout grâce à des techniques traditionnelles de maçonnerie parasismique.
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Kumayri : un quartier-musée à ciel ouvert
Le centre historique de Gyumri, appelé Kumayri, couvre environ 1 000 hectares et abrite plus de 1 200 bâtiments historiques protégés (Service d’État pour la protection du patrimoine, Ministère de la Culture d’Arménie, 2021). Cette zone est l’un des rares sites urbains d’Arménie ayant échappé aux réaménagements soviétiques massifs. Elle présente un tissu urbain homogène, composé de rues pavées, patios intérieurs, balcons en bois sculpté et façades en pierre polie.
Kumayri est souvent comparé à une « réserve architecturale vivante » car de nombreuses maisons y sont toujours habitées. Le gouvernement arménien a proposé ce quartier pour la liste indicative de l’UNESCO en 2017 (UNESCO World Heritage Tentative List, République d’Arménie, 2017).
Caractéristiques architecturales des maisons
Les maisons traditionnelles de Gyumri sont reconnaissables à plusieurs éléments caractéristiques :
Architecture en tuf et savoir-faire artisanal
La majorité des demeures sont construites en tuf basaltique provenant des carrières de Shirak. Ce matériau est apprécié pour sa résistance thermique et sismique. Les épais murs (parfois plus de 80 cm) assurent confort en hiver comme en été. Ils limitent aussi l’humidité intérieure, utile dans ce climat froid.
Plan en « L » ou en « U »
Les maisons adoptent fréquemment un plan en L ou en U, organisé autour d’une cour intérieure protégée du vent. Cette configuration reflète la tradition familiale arménienne fondée sur la vie communautaire.
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Décor sculpté et balcons métalliques
À la fin du XIXᵉ siècle, sous influence russe, les façades des maisons s’enrichissent de motifs sculptés, frontons triangulaires et pilastres d’inspiration classiciste. Les garde-corps en fer forgé sont souvent importés de Tbilissi ou d’Odessa, témoignant de la prospérité artisanale locale.
Des maisons façonnées par le commerce et les migrations
Grâce à sa position stratégique entre la Russie impériale, le Caucase et l’Anatolie orientale, Gyumri devint dès le milieu du XIXᵉ siècle une ville commerçante très active. Cette prospérité permit l’apparition de maisons de marchands somptueuses, généralement à deux étages, avec des magasins au rez-de-chaussée et une habitation à l’étage. Parmi les exemples emblématiques, citons :
- Maison Abovyan (1872) : exemple typique de façade néoclassique
- Maison Dzitoghtsyan (1872) : aujourd’hui transformée en Musée d’histoire et d’architecture
- Maison Kumayrian : connue pour ses balcons sculptés et sa cour en pierre
Résilience face aux séismes
Gyumri fut durement touchée par le séisme de Spitak en 1988, de magnitude 6,8, qui causa 25 000 morts. Pourtant, la majorité des maisons pré-soviétiques de Kumayri ont résisté, contrairement à de nombreux immeubles soviétiques construits en béton. Cette résilience s’explique par des fondations cyclopéennes, l’emploi de chaînages en bois dans les murs et des liaisons souples en pierre, comme l’explique le National Seismic Protection Service of Armenia dans un rapport de 2015.
Préservation et enjeux contemporains
Aujourd’hui, Gyumri fait face à un double défi : restaurer son patrimoine sans le muséifier et permettre aux habitants de rester dans les quartiers historiques, tout en préservant l’authenticité sociale du tissu urbain. Plusieurs programmes internationaux soutiennent cette ambition, notamment :
- UNDP Armenia – Urban Heritage Program (2018–2025)
- Agence italienne pour la coopération au développement (projets de restauration, 2020)
- Initiative « Revive Gyumri » du gouvernement arménien (2021)
Le tourisme culturel joue un rôle croissant, mais des risques persistent : restauration inadaptée, perte du caractère vernaculaire, ou spéculation immobilière. Les maisons historiques de Gyumri ne sont pas de simples vestiges architecturaux. Elles racontent l’histoire d’un carrefour culturel du Caucase, façonné par les influences arméniennes, russes et moyen-orientales. Ce patrimoine constitue aujourd’hui un laboratoire vivant de conservation où tradition et modernité tentent de coexister. Préserver Gyumri, c’est aussi protéger une mémoire urbaine unique encore profondément ancrée dans la vie des habitants.