Les maisons coloniales de Cuenca : mémoire de l’époque espagnole

Cuenca a une façon douce de vous accueillir. Vous marchez sur des pavés, vous levez les yeux, et les façades vous parlent de familles, d’ateliers, de patios qu’on devine derrière de grands portails. Vous êtes dans une ville d’altitude (autour de 2 550 m) où l’air est frais et la lumière nette. Les maisons coloniales forment l’ossature du centre historique. Elles donnent au cœur de Cuenca sa cohérence, sa mesure et ce rythme si apaisant : rez-de-chaussée massif, galerie de bois, balcon filant, tuiles courbes. Voici comment ces maisons se sont formées, et ce que vous pouvez regarder pour mieux les comprendre.

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Repères pour situer ces maisons

Cuenca, fondée au XVIᵉ siècle sous le nom de Santa Ana de los Ríos de Cuenca, s’organise selon un tracé en damier hérité de l’époque hispanique. Les premiers bâtisseurs ont adapté des modèles ibériques à un contexte andin : séismes, climat tempéré, matières locales, savoir-faire indigènes.

Les maisons coloniales naissent de cette rencontre. Elles reprennent l’idée de la « casa patio » : un accès par zaguán (passage couvert), une cour centrale, des pièces distribuées tout autour, parfois deux cours quand la parcelle est profonde. Le centre historique a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial à la fin des années 1990. Cette reconnaissance a tiré la ville vers une politique de conservation plus rigoureuse, avec inventaires, guides de couleurs, limitations de hauteur et prescriptions sur les matériaux.

Le plan de la maison : une logique claire

Le schéma est bien souvent le même. Sur rue : un mur porteur en adobe enduit à la chaux, un grand portail en bois, parfois une boutique ou un atelier au rez-de-chaussée. Derrière : le zaguán, qui fait tampon entre l’espace public et la cour. Puis la cour : le cœur de la maison. L’étage, quand il existe, court en galerie sur trois côtés. Les chambres et salons s’ouvrent sur cette galerie plutôt que sur la rue.

L’organisation de la maison n’est pas théorique : elle répond directement à la lumière, aux vents, à la vie domestique. On cuisine côté cour pour évacuer fumées et odeurs. On place les pièces principales au nord ou à l’est pour profiter du soleil du matin. Quand la parcelle est étroite, on gagne du volume sur la rue par une oriel en bois ou un balcon. Quand elle est longue, on multiplie les patios : un premier pour la réception, un second pour les usages de service, parfois un troisième pour un petit jardin.

vieux bâtiments coloniaux à Cuenca

Matériaux et techniques : adobe, bahareque, bois et tuiles

Ces maisons reposent sur des matériaux sobres, disponibles à proximité. L’adobe, briques de terre crue séchées au soleil, donne des murs épais qui régulent la température. Le bahareque (clayonnage de bois et de cannes enduit de terre) sert aux cloisons légères, aux étages, aux remplissages.

La chaux (plutôt que le ciment) laisse sortir la vapeur d’eau et limite la fissuration. Le bois (cèdre, chanul, laurel selon les époques) est partout : portails, balcons, solives, escaliers. En toiture, les tuiles canal posées sur lattis créent une couverture respirante et facile à réparer. Ce système n’a rien d’archaïque. Il se révèle pragmatique en zone sismique : la terre crue porte et amortit ; le bois accepte les déformations ; les assemblages réparables évitent les démolitions lourdes. Les restaurateurs reviennent souvent à cette logique : enduits à la chaux, bois traités avec des produits non filmogènes, mortiers compatibles.

Façades : rythme, couleurs et ferronneries

La façade cuencana joue sur l’ombre et la profondeur. Les ouvertures ont un encadrement enduit, parfois mouluré. Les linteaux en bois restent visibles dans les maisons plus anciennes. Les garde-corps mêlent bois tourné et ferronnerie. Les palettes de couleurs vont des blancs et ocres à des bleus et verts doux ; on voit parfois un rouge brun rappelant la terre. La porte est un morceau d’architecture à elle seule : battants épais, clous forgés, heurtoirs, judas. Les maisons plus aisées ajoutent une frise peinte ou un cartouche avec date ou initiales. Ce décor n’est jamais gratuit : il protège, il signale, il raconte une position sociale.

façades coloniales cuenca

Le zaguán : un seuil qui règle la vie de la maison

Poussez un grand portail quand on vous y invite, et vous entrez dans le zaguán. C’est un passage mais aussi un espace que l’on habite. On y gare la charrette autrefois, on y pose les sacs aujourd’hui. Il coupe l’axe visuel vers la cour et préserve l’intimité. Le sol est souvent en pierre ou en brique pour résister à l’usage. Une anecdote revient souvent chez les habitants : on y apprenait aux enfants à faire du vélo à l’abri de la pluie. Ce détail dit bien la dimension domestique de cet espace, mi-public, mi-privé.

Le patio : lumière, eau, végétal

La cour est une machine simple qui fait tenir la maison : elle apporte lumière, aération, rafraîchissement. Le niveau du sol est parfois légèrement plus bas que celui de la rue, pour se protéger des ruissellements et créer une atmosphère plus stable. Au centre, un bassin ou une jarre.

Tout autour du patio, beaucoup de plantes : géraniums, fougères, citrus. Les galeries, portées par des poteaux, filtrent le soleil. On comprend alors pourquoi ces maisons vieillissent bien : la cour limite les surchauffes, ventile les pièces, offre un espace dehors-dedans utilisable toute l’année.

patio maison coloniale de Cuenca

Intérieurs : sols, plafonds, finitions

Vous repérez vite les poutres apparentes, les planchers en bois, les carreaux hydrauliques posés plus tard au XIXᵉ siècle, les lambris modestes. Les pièces sur rue accueillent parfois une boutique. Les pièces sur cour servent à la vie familiale. La hiérarchie se lit dans les finitions. Les salons ont des plafonds plus ouvragés, parfois peints. Les chambres ont un décor plus simple. Les portes intérieures, à panneaux et quincaillerie visible, sont un plaisir d’architecte : proportions fines, jeu des ombres, grain du bois.

Maisons marchandes et maisons d’artisans

Cuenca a combiné dès l’origine fonctions domestiques et économiques. Les maisons marchandes se reconnaissent à leurs grandes travées au rez-de-chaussée et à un entrepôt en fond de parcelle.

Les maisons d’artisans montrent des traces d’atelier : loges, mezzanines, fours, évacuations de fumée. Dans les deux cas, la cour joue le rôle d’atelier à ciel ouvert : on y tanne, on y tisse, on y répare. Cette mixité a longtemps garanti l’animation du centre. Elle explique aussi des différences de gabarit et de décor : il n’y a pas besoin d’un balcon filant quand l’activité se concentre sur la cour.

maisons marchandes coloniales à Cuenca

S’adapter aux secousses et au temps

La zone andine connaît des séismes. Les maisons ont appris à encaisser. Les murs en terre crue demandent des chaînages en bois aux niveaux et aux angles. Les toitures en tuiles limitent les masses en hauteur. Les ouvertures restent bien proportionnées : pas de baies trop larges sans linteaux solides.

Les restaurations récentes ajoutent parfois des barres métalliques discrètes, ou un renfort en bois dans l’épaisseur d’un mur. Le secret tient souvent à l’entretien continu des habitations: chasses aux infiltrations, tuiles remplacées, joints de chaux refaits, bois ventilés. Un menuisier de la vieille ville de Cuenca résume cela en une phrase : « On ne laisse pas une goutte d’eau chercher sa route ».

Couleurs et pigments : un langage local

Les couleurs ne relèvent pas d’un caprice dans cette ville. Elles viennent de pigments disponibles : ocres de la terre, bleus à l’indigo, verts plus récents liés aux peintures du XXᵉ siècle. Les guides municipaux proposent des nuanciers pour éviter les teintes trop saturées. Vous verrez encore des ravalements à la chaux teintée, qui vieillissent en douceur. Le contraste avec les boiseries foncées fait l’identité de nombreuses rues : balcon sombre, façade claire, ferronnerie fine qui découpe l’ombre.

Où regarder en marchant ?

Marchez rue Sucre, calle Larga, Bolivar, autour des places San Sebastián et Calderón. Regardez l’alignement des corniches, la façon dont les galeries dessinent une bande d’ombre régulière.

Poussez jusqu’aux bords du Tomebamba : l’implantation tire parti du relief, et certaines maisons descendent en terrasses. Vous verrez des façades plus raffinées près des places principales, et des maisons plus modestes dans les rues secondaires : même système, moyens différents.

Toute la longueur de Calle Larga vaut également la peine d’être vue, mais une maison coloniale en particulier mérite un peu plus d’attention : Sumaglla Folklor Antiques Store. Construit par de riches marchands au début des années 1800, ce bâtiment était à l’origine une résidence. Il était autrefois possible de visiter l’intérieur via l’antiquaire, mais toutes les visites ont été hélas supprimées.

Sumaglla Folklor Antiques Store

Règles de conservation et usages actuels

Vivre dans une maison coloniale au centre suppose des contraintes : pas de surélévation hors gabarit, matériaux compatibles, pas d’ouvertures nouvelles sans justification, réseaux techniques discrets. Les propriétaires jonglent entre confort contemporain et respect du bâti.

On insère une salle d’eau dans une pièce secondaire, on passe une gaine dans un placard, on choisit une menuiserie réparée plutôt qu’un PVC voyant. Les bonnes restaurations suivent une règle simple : garder le maximum d’éléments d’origine, remplacer à l’identique quand c’est nécessaire, documenter ce qui a été fait. Les usages évoluent aussi : une partie des maisons s’ouvre à des cafés, ateliers, chambres d’hôtes. Cette réutilisation maintient l’entretien et l’animation, tant que les travaux restent mesurés.

Une ville qui se raconte à hauteur d’œil

Une scène, pour finir. Un matin, un habitant entrouvre son portail pendant que vous passez. Il vous salue, puis vous montre la cour : l’eau clapote dans une vasque, un citronnier tend deux fruits au-dessus d’un banc, une galerie en bois trace une ombre nette. Il n’y a rien de spectaculaire.

Tout tient à la mesure : volumes justes, matériaux qui travaillent avec le climat, gestes d’entretien répétés. Cette simplicité apparente est le résultat d’un long apprentissage collectif.

maison coloniale à Cuenca

Conseils pour une visite attentive

Vous voulez apprendre en marchant ? Voici une petite liste d’attention. Elle aide à voir ce que l’on ne voit pas au premier regard dans les maisons coloniales de Cuenca.

  • Le rapport plein/vide des façades : comptez les ouvertures sur trois maisons, comparez leurs largeurs, repérez l’alignement des appuis.
  • Les transitions : rue → zaguán → patio → galerie → pièce. Cela raconte déjà tout le projet.
  • Les assemblages : regardez comment un poteau de galerie rejoint une poutre, comment une contremarche s’emboîte dans un limon.
  • Les matériaux : essayez de distinguer un enduit à la chaux d’une peinture filmogène ; la chaux laisse une surface mate et veloutée sur les murs des maisons.
  • Les toitures : cherchez la ligne légère des tuiles et les réparations ponctuelles.
  • Les traces d’usage : un seuil creusé par le passage, une pierre polie à hauteur de main, etc.

Ces indices vous donnent une lecture technique et sensible.

Pourquoi ces maisons touchent autant ?

Parce qu’elles partent d’une idée : offrir un abri confortable, réglé par la cour, avec des matériaux du lieu. Elles n’ont pas besoin d’effets. Elles donnent de la fraîcheur à midi, de la chaleur le soir, des ombres utiles, des parcours lisibles. Elles s’inscrivent dans la ville sans brutalité : mêmes hauteurs, même alignement, même cadence de balcons. Ce calme formel rassure. Il met à l’aise. Il permet de se projeter.

En quittant le centre, vous gardez en tête l’odeur du bois, la matité d’une façade à la chaux, le son creux d’un pas sur un carrelage ancien. Vous avez vu des maisons coloniales qui dialoguent avec la rue sans s’y perdre, qui ménagent un jardin intérieur sans se couper de la ville. Vous avez aussi compris que ces maisons ne tiennent pas par miracle : elles tiennent grâce à des choix sobres et répétés, une attention régulière, une adaptation patiente. Si vous y revenez, vous verrez autre chose : un détail de ferronnerie, une réparation bien faite, une modénature que vous n’aviez pas remarquée. C’est le plaisir de ces architectures : elles livrent leurs secrets par couches, au rythme de votre regard.

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