Vous cherchez des traces concrètes de la Buenos Aires d’avant l’Indépendance ? Elles existent encore. Elles sont discrètes, cachées derrière des rues animées et des façades repeintes. On les repère par un plan à patio, un long zaguán qui mène de la rue à la cour, des murs épais, des toits en tuiles canal, des fenêtres protégées par des grilles. Et, souvent, un puits ou un aljibe au centre de la vie domestique.
Cadre : une ville quadrillée, des parcelles profondes
En 1580, Juan de Garay refonde la ville et dessine une trame régulière : 144 îlots carrés, des rues droites et des lots profonds. Cette géométrie influence tout le bâti ancien : maison étroite côté rue, grande profondeur, un ou plusieurs patios alignés. Cela explique l’importance du zaguán et des circulations en enfilade. Le zaguán, couloir d’entrée, relie la rue à la cour et structure toute la maison.
À la période coloniale, la construction est sobre. On utilise l’adobe et la brique, la chaux pour les enduits, la tuile canal pour les toitures, des bois durs locaux pour les poutres et charpentes. Les ouvertures sont limitées. Des rejas en fer protègent les fenêtres. Elles rassurent la nuit d’été tout en laissant passer l’air. Des voyageurs du XIXᵉ siècle l’ont noté, évoquant des conversations tenues… à travers la grille.

Ce qui définit une maison coloniale rioplatense
- Le zaguán ; depuis la rue, une porte à deux battants s’ouvre sur un couloir couvert. Il sert d’espace tampon. On y gare une carriole, on y dépose des marchandises. On traverse sans déranger la vie des pièces. Il guide le regard et les pas jusqu’au patio, véritable centre de la maison.
- Le patio : c’est la pièce à ciel ouvert. Il apporte lumière, ventilation et fraîcheur. Des galeries sur colonnes courent autour. On y cuisine, on y coud, on s’y repose. Au centre, un aljibe stocke l’eau de pluie. Aujourd’hui encore, ce cylindre maçonné est l’un des meilleurs indices d’un noyau ancien.
- Les pièces en enfilade : les salles donnent sur le patio. La hiérarchie est lisible : réception devant, quartiers privés derrière, services en fond de parcelle. L’étage, quand il existe, reste rare avant 1800. Les premières maisons à deux niveaux sont la transition vers une ville plus dense.
- La façade : peu de décor. Enduit à la chaux, teintes minérales. Une porte cadrée, quelques baies, des grilles. L’horizontal prime. Une corniche simple protège la tête de mur. Le toit, en pente douce, déborde parfois. Elle donne à la rue une image sobre, sans révéler l’organisation intérieure.


Où voir l’architecture coloniale à Buenos Aires ?
L’architecture coloniale n’a pas totalement disparu de Buenos Aires. Pour la retrouver, mieux vaut raisonner par quartiers que chercher une seule maison isolée. Les traces se concentrent dans le centre ancien, entre Monserrat, San Telmo et la zone de la Plaza de Mayo. Ces secteurs conservent encore des patios, des façades sobres à enduit de chaux et quelques édifices publics de la vice-royauté.
Monserrat
C’est le cœur historique de la ville, autour de la Plaza de Mayo. Vous y verrez le Cabildo, symbole de la période coloniale, et plusieurs églises construites par les ordres religieux : San Ignacio, Santo Domingo ou San Francisco. Dans les rues Venezuela, Alsina et Defensa, on croise encore des maisons à patio, parfois transformées en musées ou institutions. L’organisation des parcelles profondes est lisible.
San Telmo
Plus au sud, ce quartier garde une atmosphère ancienne. Derrière les façades du XIXᵉ siècle se cachent souvent des noyaux coloniaux : patios à galeries, sols de brique, aljibes. Certaines maisons sont devenues des centres culturels ou des cafés. Dans la rue Carlos Calvo se trouvent deux maisons coloniales : celle du poète et soldat Esteban de Luca, patriote de la Révolution de Mai, et la Tasca del Viejo. Aujourd’hui, elles abritent des restaurants où vous pouvez savourer l’atmosphère authentique de la colonie.


Plaza de Mayo et alentours
Cette place, dessinée dès la fondation, concentre encore les grands témoins de la vice-royauté : le Cabildo, la Cathédrale, l’ancien collège jésuite. C’est également dans ce quartier que l’on comprend le mieux l’emboîtement entre l’espace public, le pouvoir politique et l’architecture religieuse. Une visite à pied autour de la place met en évidence la logique de la trame urbaine héritée de 1580.
La Manzana de las Luces
À quelques minutes de marche de la Plaza de Mayo, ce « bloc des Lumières » regroupe plusieurs bâtiments du XVIIIᵉ siècle, dont l’église San Ignacio et les anciens collèges jésuites. Les galeries, les patios et même les tunnels encore visitables donnent une image concrète de la ville coloniale. C’est sans doute l’ensemble le plus cohérent de Buenos Aires pour qui cherche ce patrimoine.
En reliant ces anciens quartiers coloniaux, vous parcourez le périmètre le plus ancien de la ville de Buenos Aires. Les traces sont parfois fragmentaires, mais elles permettent de saisir la continuité d’un tissu urbain marqué par le patio, la sobriété des façades et la solidité des maçonneries.

Distinguer le colonial du « presque colonial »
Beaucoup d’adresses dites « coloniales » datent en réalité du XIXᵉ siècle tardif ou du XXᵉ siècle : reprises complètes, façades refaites, ou reconstitutions néocoloniales. C’est le cas de plusieurs palais et musées au charme indéniable, mais postérieurs à la période. Le Palacio Noel, qui abrite une partie du musée Isaac Fernández Blanco, est de style néocolonial des années 1920, pas de l’époque vice-royale.
Autre source fréquente de confusion : la casa chorizo. Elle reprend le principe du patio, mais elle appartient à la densification de 1880 à 1930, portée par l’immigration et le lotissement des îlots. On la reconnaît à sa façade rectangulaire avec trois hautes fenêtres et une porte ouvragée, ses pièces carrées alignées autour d’un patio latéral, et des décors italianisants. C’est une couche urbaine ultérieure, pas une maison coloniale. Elle incarne la ville moderne plus que l’héritage de la vice-royauté.


Une matière sobre, pensée pour le climat et l’usage
Le « logiciel » de ces maisons coloniales est pragmatique : se protéger du soleil et des pluies, ventiler par le patio, stocker l’eau, vivre près de la cour. Les murs massifs lissent les écarts de température. Les galeries font ombre aux pièces. Les rejas laissent circuler l’air sans exposer les intérieurs.
L’ensemble fonctionne bien dans l’humidité du Río de la Plata et les étés chauds. Les sources locales décrivent ce rapport entre sécurité, intimité et ventilation avec des détails très concrets.
Ce qui a survécu… et ce qui a disparu
Buenos Aires a beaucoup reconstruit entre 1880 et 1930. La croissance, l’hygiène publique, les nouvelles avenues et la spéculation ont transformé le centre. Des maisons coloniales ont été rasées ou surélevées. Celles qui subsistent sont parfois fragmentaires : façade sauvée, cour intacte, pièces reprises.
La ville a, en même temps, documenté et classé des ensembles encore lisibles. La Manzana de las Luces, le Cabildo, les Altos de Elorriaga, quelques maisons-musées de la zone Monserrat/San Telmo offrent un parcours cohérent si vous voulez voir, comprendre et comparer.

Conseils pratiques pour une visite
- Venez tôt : la lumière du matin révèle mieux les volumes et les reliefs des enduits.
- Prenez le temps de pousser une porte ouverte : à San Telmo ou Monserrat, un portail entrouvert peut laisser apercevoir un aljibe, une galerie, un arc discret. Restez respectueux : un simple « ¿Se puede mirar? » suffit souvent à obtenir un sourire et pourvoir prendre une photo.
- Regardez les sols : les pavés ou les briques au sol autour d’un patio signalent une zone proche d’une configuration ancienne. Des dalles irrégulières indiquent un pavage colonial conservé.
- Dans les musées : cherchez les plans et maquettes. Les plans aident à lire le rapport entre rue, zaguán et patio. Les maquettes montrent l’enchaînement des pièces autour de la cour.
- Évitez les clichés : une façade néocoloniale des années 1920 peut sembler plus ancienne qu’une vraie maçonnerie du XVIIIᵉ siècle remaniée. Fiez-vous aux plans et aux parcours officiels.
Si vous aimez comprendre une ville par ses maisons, vous sentirez la logique du plan à patio et la discrétion d’une architecture pensée pour durer. Buenos Aires n’a pas gardé un grand nombre de maisons coloniales. Mais celles qui subsistent montrent comment on vivait, comment on travaillait, et comment on s’abritait derrière une porte, un zaguán et une cour, à deux pas de la Plaza de Mayo.