Les maisons coloniales en Argentine font partie de ces architectures calmes qui tiennent par leur logique. Elles sont nées entre le XVIᵉ et le début du XIXᵉ siècle, quand le pays appartenait encore à la Couronne d’Espagne. Vous en verrez dans le Nord-Ouest andin (Salta, Jujuy, Tucumán), dans la région de Córdoba avec les anciennes estancias jésuites, et plus rarement à Buenos Aires où les grands travaux du XIXᵉ siècle ont effacé une grande partie du bâti ancien. Leur point commun : un plan centré sur la cour, des murs épais, peu d’ouvertures sur la rue, et des matériaux locaux qui répondent au climat.
Ce qui définit une maison coloniale en Argentine
Le plan est clair. On entre depuis la rue par un grand portail en bois. Derrière, un couloir couvert, le zaguán, conduit au patio. La cour est le cœur de la maison : on y circule, on s’y repose, on y place parfois un puits (aljibe) ou un petit jardin. Toutes les pièces s’ouvrent sur ce vide central. Il y a peu de couloirs. On passe d’une pièce à l’autre par la galerie qui borde la cour. La rue est distante : la façade se contente d’un alignement sobre, quelques grilles de fer forgé devant les fenêtres, un portail, un entablement simple.
Les matériaux sont locaux. L’adobe, la terre crue, la tapia (pisé), la quincha (treillis végétal enduit de terre), la brique cuite selon les endroits, la pierre pour les soubassements : rien d’exotique, tout est local. La toiture reçoit des tuiles canal posées sur une charpente légère. La galerie protège des pluies d’été ou du soleil dur selon la région. Les murs, souvent plus épais qu’on ne l’imagine, tempèrent la chaleur le jour et restituent une douce inertie la nuit. Cela suffit pour tenir sans climatisation ni vitrage complexe.
Cette sobriété n’est pas un manque. C’est un choix dicté par le climat, la disponibilité des matériaux et une façon d’habiter centrée sur la cour. Vous gagnez en fraîcheur, en ombre, et en intimité.
Le patio, une pièce à ciel ouvert
Vous pouvez lire le plan à partir du patio. La cour distribue tout. Les pièces nobles sont les plus proches de l’entrée. Les pièces de service, la cuisine et le four en terre (horno de barro) se placent au fond, pour garder la fumée loin des chambres. L’eau se stocke dans une citerne. Quelques orangers, un jasmin, une treille : la cour n’est pas un jardin à la française, mais un lieu d’usage quotidien.
L’aljibe avait un double rôle. Réserve d’eau, bien sûr, mais aussi point de rencontre. On s’y retrouvait pour bavarder à l’ombre. À l’échelle de la maison, c’était un réseau social avant l’heure. L’image fait sourire, mais elle résume bien la fonction de ces cours : elles organisent la vie plus qu’elles ne décorent.
Détails de façade : retenue et protection
Le portail, souvent à deux vantaux, affiche des clous forgés et parfois un heurtoir travaillé. Les fenêtres ont des rejas solides, parfois en bois tourné, parfois en fer plat. Les encadrements sont en maçonnerie enduite, rehaussés par une peinture à la chaux. Le rythme est régulier sans être rigide. Sur les rues plus étroites, un auvent ou un alero protège la porte. Les balcons sont plus rares que dans le monde andin plus au nord ; ils apparaissent surtout dans les zones urbaines qui ont gardé un étage d’époque.
À l’intérieur, les embrasures sont profondes. Le sol en ladrillos criollos (des dalles de terre cuite) ou en pierre se patine avec l’utilisation. Tout respire la fonctionnalité. Vous trouvez peu de moulures ; la richesse, quand elle existe, se concentre sur une porte, une grille, une corniche.
Trois régions, trois réponses au climat
Les maisons coloniales argentines ne se ressemblent pas partout. Du Nord andin à la plaine humide, chaque région a trouvé sa façon de composer avec le soleil, la pluie ou les tremblements de terre.
1. Nord-Ouest andin (Salta, Jujuy, Tucumán)
L’amplitude thermique est forte. La journée est chaude, la nuit peut être fraîche. Les murs en adobe, très épais, stabilisent ces écarts. Les ouvertures sont mesurées, souvent protégées par des volets pleins. Les galeries au sud et à l’ouest servent de pare-soleil. Le bois de cardón (cactus géant) a parfois été utilisé en linteaux ou en plafonds, en complément d’essences locales. Le résultat : des pièces calmes, sombres en milieu de journée, agréables au soir. Dans ces intérieurs, la lumière est douce et l’air circule.
2. Cuyo (Mendoza, San Juan, San Luis)
Le sol tremble régulièrement dans cette zone. Le grand séisme de 1861 à Mendoza a marqué la région. Vous trouverez beaucoup de maisons basses, d’un seul niveau, avec des contreforts et des toitures légères. L’idée est simple : limiter la masse en hauteur, éviter les chutes dangereuses et faciliter la réparation. Les patios sont réguliers, les galeries largement dimensionnées pour l’ombre d’été.
3. Centre et littoral (Córdoba, Santa Fe, Corrientes)
L’air est plus humide. Les galeries sont très utiles contre la pluie et la chaleur. Les essences de bois changent, tout comme les sols. Les patios plantés d’orangers ou de citronniers donnent un parfum discret et attirent l’ombre. Dans la région de Córdoba, l’influence jésuite a laissé des maisons plus robustes, proches des estancias, avec une organisation très pragmatique des dépendances.
Les estancias jésuites et les maisons rurales
Quand vous sortez des villes, vous entrez dans le monde des estancias. Ces grands ensembles agricoles mêlent maison principale, chapelle, ateliers, entrepôts, logements d’ouvriers, et parfois un moulin.
Les jésuites, présents dès le XVIIᵉ siècle, ont laissé un ensemble cohérent autour de Córdoba : Alta Gracia, Jesús María, Santa Catalina, Caroya, La Candelaria. Les maisons ne cherchent pas l’effet, elles visent l’usage : une galerie large, des salles de stockage bien ventilées, des murs solides, une chapelle intégrée.
Plus modestes, les ranchos des campagnes reprennent la même logique avec moins de moyens : murs en adobe, charpente simple, toiture en tuiles canal ou en chaume selon les zones, une cour qui sert à tout. Ce sont des maisons qui se font et se refont au rythme des saisons, avec des réparations faciles.
Buenos Aires : traces, effacements et métamorphoses
L’ancienne Buenos Aires coloniale a peu survécu aux transformations du XIXᵉ siècle. L’élargissement des rues, la fièvre hygiéniste après l’épidémie de 1871, l’essor économique et l’arrivée de l’éclectisme européen ont bousculé la ville. Pourtant, des fragments subsistent. La Manzana de las Luces conserve des structures d’époque, même si l’ensemble a évolué. Le Cabildo a été remanié, mais il garde l’esprit des volumes d’origine. À San Telmo et Monserrat, des maisons à patio ont été converties en conventillos, des logements collectifs organisés autour d’une cour commune, avec des galeries desservant des pièces devenues autonomes. Le plan d’origine a donc perduré, mais en version dense et populaire.
Ce glissement vers le logement collectif explique une filiation intéressante : la maison à patio demeure une matrice. L’architecte change, l’usage change, mais le vide central reste le meilleur outil pour ventiler, éclairer et organiser la vie quotidienne. On y retrouve la même logique d’espace partagé.
Techniques : tenir au temps, au soleil et à la pluie
La terre crue n’est pas une faiblesse. Bien traitée, elle dure. Les enduits à la chaux la protègent et la laissent respirer. Un soubassement en pierre ou en brique limite les remontées d’humidité. La quincha offre une bonne réponse quand on veut alléger les murs ou composer des cloisons qui bougent un peu sans fissurer. Les toitures en tuiles posées sur des lits de cannes et de bois légers demandent un entretien régulier, mais se réparent facilement. Vous avez là un ensemble de solutions sobres.
La galerie est un outil climatique. Elle donne de l’ombre, ouvre des parcours couverts et apaise l’éblouissement. Dans le Nord-Ouest, la hauteur des galeries se cale sur la course du soleil. À Córdoba, on veille plutôt à la protection contre l’averse estivale et aux vents dominants. Cette précision de bon sens crée l’esthétique globale : des proportions calmes, des pleins et des vides qui tombent juste.
Intérieur : peu d’objets, des usages souples
Une maison coloniale argentine n’empile pas les meubles. Les pièces servent à plusieurs choses dans la journée. On déplace une table, on roule un tapis, on ouvre les deux vantaux d’une fenêtre pour laisser entrer la brise. La cuisine, souvent isolée au fond de la parcelle, évite de chauffer les chambres. Le four en terre cuit le pain, la viande et les douceurs régionales. Les murs blancs renvoient la lumière, les sols sombres absorbent la poussière. L’ensemble ne cherche pas l’effet, il cherche l’à-propos.
Dans les zones urbaines, vous croiserez aussi des plafonds à poutrelles visibles, des claustras en bois tourné, des portes intérieures hautes qui laissent filer l’air au-dessus des chambranles. Rien n’est gratuit : chaque détail a une raison d’être. Ces choix donnent aux maisons une élégance née de la nécessité.
Héritages et confusions : ce qui vient après
Vous lirez parfois que la casa chorizo est une maison coloniale. Ce n’est pas exact. La filiation existe, mais elle est tardive. Cette maison linéaire, qui aligne des pièces en enfilade le long d’une cour étroite, s’impose surtout entre 1880 et 1930 avec l’arrivée massive des bâtisseurs italiens. Elle réinterprète le patio, mais avec une densité urbaine nouvelle. La porte donne sur un couloir qui traverse la parcelle jusqu’au fond, et les pièces se greffent comme des maillons de saucisse : l’image a donné son nom. Si vous vous intéressez aux maisons coloniales au sens strict, gardez le repère chronologique en tête.
Autre glissement fréquent : confondre les façades néocoloniales du XXᵉ siècle avec les maisons d’époque. Certaines demeures, notamment à Salta et à Tucumán, ont reçu des réfections “à l’ancienne” dans les années 1930-1950. Ce sont des relectures d’un style plus que des témoins de la période coloniale.
Où voir et comment regarder ?
Pour comprendre l’architecture coloniale argentine, prenez des lieux qui se visitent facilement.
- Salta : la Casa Arias Rengel, la Casa de Leguizamón, le Cabildo offrent un parcours clair du patio à la galerie. Vous y verrez l’adobe, les sols en brique, les grilles, et la façon dont la lumière se pose.
- Tucumán : la Casa Histórica, reconstruite à la fin du XIXᵉ siècle, illustre le plan et la façade type de la période, avec son zaguán et son patio central.
- Córdoba : les estancias d’Alta Gracia et de Jesús María, avec leurs chapelles intégrées et leurs volumes agricoles, montrent l’échelle rurale. La ville possède également des maisons à patios cachés derrière des façades simples. Elles montrent une architecture guidée par l’usage.
- Buenos Aires : la Manzana de las Luces, quelques intérieurs de San Telmo, et des traces au Cabildo. Vous verrez surtout comment le plan à cour a migré vers d’autres habitats plus denses.
Quand vous visitez, regardez trois choses : la relation entre rue et cour, l’épaisseur réelle des murs, et l’orientation des galeries. Avec ces trois repères, vous lisez la maison sans guide.
Conseils pour vous repérer dans les termes
Vous croiserez des mots espagnols : zaguán (couloir d’entrée), patio (cour), reja (grille), alero (avancée de toit), aljibe (citerne), galería (portique), estancia (grande exploitation), rancho (maison rurale simple), quincha (treillis et torchis). Gardez-les en tête lors de vos visites dans les villes argentines. Ils vous aideront à suivre les plans affichés à l’entrée des musées ou des maisons ouvertes au public.
Un dernier mot sur l’architecture coloniale argentine
Vous n’avez pas besoin d’aimer les styles décorés pour apprécier ces maisons. Elles tiennent par la mesure : un plan évident, des matériaux sains, une réponse directe au climat. Si vous passez par Salta, Córdoba ou Tucumán, poussez un portail, entrez dans un zaguán, et prenez une minute dans l’ombre de la galerie. Vous verrez une architecture qui ne cherche pas à briller et qui traverse les siècles.
Et si vous vous intéressez à la rénovation, vous pouvez en tirer trois réflexes simples : garder la cour, préférer des enduits à la chaux sur des murs en terre ou en brique, et soigner les auvents. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est ce qui fait la différence quand on vit la maison au quotidien.