Kuća Kallina : un magnifique immeuble Art Nouveau à Zagreb

Parmi les façades élégantes du centre de Zagreb, la maison Kallina (Kuća Kallina) attire le regard par son éclat céramique et son raffinement ornemental. Construite entre 1903 et 1904 à l’angle des rues Masarykova et Gundulićeva, c’est un exemple emblématique de l’architecture sécessionniste croate, version locale du mouvement Art Nouveau qui a marqué la fin du XIXᵉ siècle en Europe centrale.

Commanditaire visionnaire et architecte formé à Vienne

La maison fut commandée par Josip Kallina (1828–1896), industriel d’origine tchèque installé à Zagreb, fondateur de la Zagrebačka tvornica emajliranog i željeznog posuđa (fabrique d’émail et de céramique de Zagreb). Son entreprise, l’une des plus florissantes du royaume de Croatie-Slavonie, produisait des carreaux, majoliques et éléments décoratifs destinés à l’architecture moderne.

Le projet fut confié à Vjekoslav Bastl (1872–1947), architecte croate issu de la génération montante formée à l’Akademie der Bildenden Künste de Vienne, où il suivit l’enseignement d’Otto Wagner : figure centrale de la Sécession viennoise et pionnier de la modernité architecturale.

Bastl travaillait alors pour le cabinet renommé Hönigsberg & Deutsch, qui signa plusieurs immeubles résidentiels et édifices publics de la Basse-Ville de Zagreb.

façade maison kallina

Un manifeste de la Sécession viennoise en Croatie

L’immeuble Kallina est une synthèse audacieuse entre fonctionnalité urbaine et expression artistique. Conçu comme un bâtiment d’angle à trois étages, il abritait des commerces au rez-de-chaussée et des appartements bourgeois aux étages, selon un modèle typique des immeubles viennois du tournant du siècle. Mais ce qui le distingue est sa façade de carreaux de céramique, produit de l’usine Kallina.

Cette surface polychrome, alternant motifs floraux et géométriques, est directement inspirée de la célèbre Majolikahaus d’Otto Wagner à Vienne (1898). En plus d’une affirmation esthétique, cette couverture était une forme de publicité architecturale pour la fabrique Kallina, illustrant l’union de l’art et de l’industrie chère à l’Art Nouveau. Selon l’Institut d’histoire de l’art de Zagreb, cette bâtisse fut l’une des premières en Croatie à employer le carreau émaillé non pas comme simple revêtement utilitaire, mais comme support décoratif principal, anticipant les principes de l’architecture rationaliste.

Détails architecturaux : une composition libre et symbolique

Les balcons en fer forgé s’élancent sur l’angle, ponctuant la façade de rythmes verticaux. Bastl y introduit des motifs typiques de la Sécession : arabesques végétales, spirales, rosettes et chauves-souris stylisées.

La chauve-souris, qu’on retrouve en frise au premier étage, symbolisait à l’époque la renaissance nocturne et la métamorphose, thèmes récurrents dans l’imaginaire Art Nouveau (présente également sur des projets de Josef Hoffmann). L’ensemble exprime une volonté de fusion entre décor et structure, selon les principes d’Otto Wagner : « L’art doit suivre la logique de la construction, non la masquer. »

Les intérieurs, aujourd’hui partiellement modifiés, étaient à l’origine décorés de céramiques murales, de boiseries claires et de vitraux géométriques, en cohérence avec la façade. Une partie de ces éléments est visible dans les archives du Muzej grada Zagreba (Musée de la Ville de Zagreb).

Villa Kallina : pendant rural et chef-d’œuvre domestique

Quelques années plus tard, Bastl réalisa pour le fils du commanditaire, Gustav Kallina, une villa familiale dans le quartier de Pantovčak, au nord-ouest de Zagreb (1906–1907).

Cette Villa Kallina, aussi appelée Vila Kallina, adopte une approche plus organique et pittoresque : volumes asymétriques, bow-windows, tuiles vernissées et décor floral stylisé.

Présentée à l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris (1925) puis à l’exposition “Pola stoljeća hrvatske umjetnosti” (1938) au pavillon Meštrović, elle illustre la maturité du style sécessionniste croate et la transition vers une architecture plus moderniste. Aujourd’hui, elle est inscrite, comme la maison Kallina, au Registre des biens culturels protégés de la République de Croatie (Registar zaštićenih kulturnih dobara) — la maison Kallina en janvier 2004, et la villa Kallina en septembre 2005.

Une architecture inscrite dans le tissu urbain de Zagreb

La maison Kallina occupe une place charnière dans la Lower Town (Donji Grad), quartier bourgeois planifié au XIXᵉ siècle autour du “fer à cheval vert” (Zelena potkova). Sa façade, visible depuis plusieurs axes, dialogue avec d’autres édifices sécessionnistes majeurs de la ville :

  • Le Pavillon des Arts (Umjetnički paviljon) de Hermann Bollé et Vjekoslav Bastl (1898),
  • La Maison Vidović (1903),
  • La Maison Feller (1905), également décorée de céramique.

L’ensemble témoigne du rôle central de Zagreb dans la diffusion du modernisme austro-hongrois en Europe du Sud-Est. Selon l’historien d’art Radovan Ivančević, la Kallina est « la première façade croate à transformer la surface en une œuvre picturale totale, sans distinction entre ornement et matériau ».

Héritage et reconnaissance patrimoniale

Aujourd’hui, Kuća Kallina demeure une icône du patrimoine urbain de Zagreb, souvent mentionnée dans les circuits d’architecture et dans les publications touristiques du Zagreb City Museum et de l’Office du tourisme de Zagreb. Bien que la façade ait subi plusieurs restaurations, notamment après le tremblement de terre de 2020, sa polychromie et ses carreaux d’origine ont été soigneusement conservés.

La maison est classée comme « cultural good of the Republic of Croatia” par le Ministarstvo kulture i medija RH (Ministère croate de la Culture et des Médias), garantissant sa protection et sa mise en valeur.

Vienne–Zagreb : le dialogue sécessionniste

La maison Kallina illustre à la perfection le dialogue entre Vienne et Zagreb, entre industrie et art, entre fonction et poésie. Elle marque une étape clé dans la modernisation de la capitale croate, traduisant le passage d’un historicisme austère à une architecture du mouvement, de la couleur et du symbole.

Plus d’un siècle plus tard, elle continue d’incarner la promesse du mouvement sécessionniste : celle d’un art total, capable d’unir beauté, innovation et identité locale.

Laisser un commentaire