Au cœur du quartier Zuid à Anvers, il existe une façade devant laquelle tout le monde s’arrête : la Huis De Vijf Werelddelen (Maison des Cinq Continents). Construite en 1901 par l’architecte Frans Smet-Verhas, elle ne ressemble à aucune autre maison de la ville. Son avant-corps en forme de proue de navire, ses lignes ondulantes et ses ferronneries aux motifs végétaux en font un véritable manifeste architectural.
Rien, ici, n’est laissé au hasard : chaque détail semble raconter quelque chose du port d’Anvers, de son ouverture sur le monde et de son histoire maritime. Commandée par un constructeur naval, cette maison audacieuse assume son caractère symbolique et poétique. Aujourd’hui classée monument protégé, elle est considérée comme l’une des réalisations les plus singulières de l’Art nouveau belge.
Un manifeste architectural au cœur du quartier Zuid
La Huis De Vijf Werelddelenest un bâtiment emblématique situé au numéro 2 de la Schildersstraat, dans l’ancien quartier portuaire Zuid à Anvers. Conçue vers 1901 par l’architecte belge Frans Smet-Verhas (1851-1924), cette façade exceptionnelle est souvent présentée comme l’une des œuvres les plus audacieuses de l’Art nouveau flamand. Elle a été classée monument protégé en 1976 par le gouvernement de Flandre, témoignant de son importance dans l’histoire architecturale belge.
Commanditaire et inspiration maritime
La maison fut commandée par Pierre Rouis, un constructeur naval actif au port d’Anvers. Ce dernier demanda aux architectes de refléter sa profession dans la façade : la présence d’une étrave de navire en saillie au premier étage a ainsi inspiré le surnom local Het Bootje (petit bateau). Cette allusion maritime fait écho à l’ouverture internationale du port d’Anvers, l’un des plus actifs d’Europe à la fin du XIXᵉ siècle.
Composition architecturale : quatre maisons réunies
Le projet d’origine comprenait un ensemble de quatre maisons mitoyennes reliées par un même langage architectural Art nouveau. Seules trois d’entre elles subsistent aujourd’hui, la quatrième ayant été démolie dans les années 1970 pour laisser place à une construction sans caractère. Les volumes progressent en gradins vers l’arrière, selon un dispositif spatial typique du mouvement néo-éclectique flamand, permettant de créer des terrasses étagées et des transitions de lumière verticale dans les intérieurs.


Style et matériaux
La façade exprime un Art nouveau organique et expressif, dans la lignée de l’école d’Anvers, proche de la maison Horta à Bruxelles mais plus éclectique et plus sculpturale. Les principaux matériaux sont :
- Brique jaune et pierre naturelle : typiques de l’Art nouveau flamand
- Fenêtres cintrées et encadrements curvilignes
- Fer forgé décoratif sur les garde-corps et impostes
- Ornements naturalistes inspirés de la flore marine
- Façade asymétrique avec avant-corps et bow-windows
Le travail de ferronnerie porte la signature de Louis Gellé, maître ferronnier belge, dont les œuvres sont documentées dans plusieurs archives de l’Art nouveau anversois.

Un décor symbolique : les cinq continents
Le nom « De Vijf Werelddelen » fait référence à une époque marquée par l’expansion maritime et le commerce international. À la fin du XIXᵉ siècle, Anvers est l’un des plus grands ports d’Europe et une porte d’entrée vers le monde. Le commanditaire de la maison, constructeur naval, demande à Frans Smet-Verhas de traduire cette ouverture géographique dans l’architecture même du bâtiment. Le résultat est sculpté dans la façade : proue de navire qui avance dans la rue, garde-corps évoquant des vagues stylisées, courbes qui rappellent le mouvement de l’eau. L’Art nouveau y devient langage narratif.
Au-delà de ce symbole maritime, plusieurs indices décoratifs laissent entrevoir une évocation des continents connus à l’époque : Europe, Afrique, Asie, Amérique et Océanie. Certains mascarons affichent des traits inspirés de l’imagerie exotique de la fin du XIXᵉ siècle. Les motifs végétaux s’inspirent tantôt de la flore locale, tantôt de plantes exotiques représentées dans les atlas coloniaux d’alors. Même l’asymétrie de la façade semble refléter un monde en expansion. Cette maison n’est donc pas qu’un exercice de style Art nouveau : elle affirme l’appartenance d’Anvers à un réseau mondial d’échanges et d’influences.
Une œuvre inscrite dans le réseau Art nouveau d’Anvers
La Huis De Vijf Werelddelen ne surgit pas de nulle part : elle s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire d’Anvers, lorsque la ville connaît une effervescence culturelle portée par une bourgeoisie ouverte aux arts. Entre 1890 et 1914, le quartier Zuid – où se trouve la maison – attire artistes, marchands et architectes. L’Art nouveau y trouve un terrain fertile, notamment autour du Musée royal des Beaux-Arts. Contrairement à Bruxelles, où l’Art nouveau est dominé par l’influence de Victor Horta, celui d’Anvers est plus éclectique. Il mêle inspirations locales, traditions décoratives flamandes, influences françaises et références maritimes liées à la vocation portuaire de la ville.
Dans ce contexte créatif, la Maison des Cinq Continents dialogue avec d’autres réalisations de la même époque : la Maison Guiette de Le Corbusier (classée UNESCO), les demeures d’Emiel van Averbeke, la Maison du Peuple d’Frans Van Dijk, ou encore les réalisations de Joseph Bascourt. Elle participe à la construction d’un véritable réseau Art nouveau anversois, moins connu que celui de Bruxelles mais d’une grande richesse. Aujourd’hui encore, elle figure parmi les étapes incontournables des itinéraires patrimoniaux proposés par la Ville d’Anvers et Visit Antwerp. Sa silhouette singulière rappelle combien l’architecture peut exprimer l’identité d’un territoire tout en dialoguant avec le monde.

Protection patrimoniale et restauration
Après une période de dégradation au milieu du XXᵉ siècle, l’ensemble a été protégé en 1976 et restauré partiellement dans les années 1990 puis 2010. Les interventions ont porté principalement sur :
- La stabilisation structurelle du bow-window en forme de proue
- La restitution des ferronneries selon les plans originaux
- La réfection des maçonneries de façade
- La protection contre l’humidité liée à la proximité historique du port