Dans les plaines orientales du Népal, là où les rizières s’étendent jusqu’aux contreforts de l’Himalaya, un art unique orne les murs des maisons en terre : le mokha. Pratiqué par les femmes de la communauté Tharu, en particulier dans les districts de Morang, Sunsari, Saptari, Siraha et Udayapur, cet art mural vernaculaire relie l’architecture domestique à la mémoire, au sacré, et à l’identité collective.
Une expression exclusivement féminine
Le mokha est une tradition artistique transmise de mère en fille. Les jeunes filles apprennent dès leur plus jeune âge à mélanger la terre, à modeler les formes, puis à les peindre. Cette transmission se fait sans école ni manuels : uniquement par l’observation, la répétition, et la participation aux rituels de la maison. En cela, le mokha est une création domestique, enracinée dans l’espace du foyer.
Chaque motif sculpté sur les murs n’est pas choisi au hasard. Il raconte quelque chose du cycle de la vie, de la relation à la nature, ou du lien entre les vivants et les divinités. Paons, éléphants, chevaux, oiseaux exotiques, mais aussi fleurs stylisées et formes géométriques se répondent, souvent disposés de façon symétrique autour des portes ou des fenêtres. C’est dans ces marges, là où l’intérieur et l’extérieur se rejoignent, que les femmes Tharu placent leurs symboles de protection, de beauté, et d’hospitalité.


Une technique ancrée dans la terre
Les maisons Tharu sont généralement bâties sur une structure en bambou, avec des murs enduits de torchis. Avant de commencer les décors, les femmes préparent un mélange traditionnel : argile d’étang, bouse de vache, son de riz, paille hachée, et parfois jute ou chanvre pour renforcer la tenue. Cette pâte est appliquée à la main sur les murs, parfois en plusieurs couches, afin d’obtenir un support souple.
Les motifs sont ensuite modelés directement dans la matière encore humide. Une fois secs, les reliefs sont blanchis avec de l’argile claire. Les couleurs utilisées sont entièrement naturelles : ocres, rouges, noirs, parfois obtenus à partir de charbon ou de plantes. Une astuce bien connue consiste à mélanger un peu de lait aux pigments, pour fixer la couleur et empêcher les fissures. Ce procédé artisanal ne nécessite aucun outil industriel, et pourtant il produit des œuvres durables, vibrantes, expressives.

Un art lié aux rituels et aux saisons
Le mokha n’est pas une activité quotidienne. Il est réalisé à des moments précis du calendrier familial ou religieux : avant les mariages, lors des grandes fêtes comme Tihar, ou encore à la naissance d’un enfant. À ces occasions, les femmes repeignent ou réparent les murs de la maison, parfois avec l’aide du voisinage. Il ne s’agit donc pas d’un ornement figé, mais d’un geste vivant, renouvelé, rituel.
À travers le mokha, les femmes Tharu expriment leur rôle central dans la continuité du foyer. Leurs gestes façonnent l’environnement domestique, leur imagination transforme les murs en récit, et leur savoir-faire structure la mémoire collective. Certaines figures sont même considérées comme des porte-bonheur, ou des gardiens symboliques du seuil. Ces formes ne sont pas choisies au hasard : elles suivent des codes transmis oralement depuis des générations. Chaque oiseau, chaque spirale, chaque fleur incarne un message, souvent lié à la fertilité, à la prospérité ou à la protection spirituelle. En les reproduisant, les femmes renforcent l’identité du foyer tout en entretenant un lien invisible avec leurs ancêtres.


Un art en déclin
Depuis plusieurs décennies, le mokha est de moins en moins pratiqué. L’apparition des maisons en briques ou en béton, l’enduit cimenté, les peintures industrielles, et les nouvelles aspirations esthétiques ont relégué cette pratique au second plan. Les jeunes générations, attirées par l’urbanisation et les modes de vie modernes, y voient parfois une tradition du passé. Beaucoup ignorent même comment reproduire les motifs, et peu de familles prennent encore le temps d’enseigner ces gestes aux enfants.
Dans certains villages, seules les femmes âgées savent encore préparer le mélange de torchis ou tracer les formes anciennes. Des éléments représentatifs de l’identité Tharu disparaissent ainsi peu à peu, emportés par la transformation un peu trop rapide de l’habitat et l’érosion des pratiques collectives.



Des efforts de sauvegarde émergent
Face à ce risque de disparition, quelques initiatives commencent à voir le jour. Des ONG, des chercheurs ou des artistes locaux documentent le mokha, photographient les motifs, et organisent des ateliers pour sensibiliser les plus jeunes. Certains projets incluent le mokha dans des parcours de valorisation du patrimoine ou de tourisme culturel. L’idée n’est pas de figer cette pratique dans un musée, mais de lui redonner sa place dans la vie quotidienne. Cette transmission passe d’abord par les mains.
Les efforts sont limités, souvent locaux, et manquent de soutien institutionnel. Pourtant, préserver le mokha, c’est maintenir un lien entre les femmes, la terre, et la maison. C’est aussi reconnaître la richesse d’un art modeste mais tellement structurant, à la fois pour l’architecture et pour la culture.
Le mokha est un art unique du Népal, sculpté à même les murs par des mains féminines expertes. C’est l’histoire d’un peuple, d’une maison, d’un monde rural où l’esthétique naît de la fonction, du rituel, et du geste collectif. Aujourd’hui, il vacille. Mais tant que des femmes continueront de modeler ces formes symboliques puissantes, le mokha népalais ne sera jamais tout à fait effacé !