Manama possède deux visages. Les tours de verre le long de la corniche. Et, derrière les avenues, un tissu plus discret : ruelles calmes, cours fraîches, portes sculptées, plafonds en palmier. Si vous aimez comprendre une ville par ses maisons, vous êtes au bon endroit. Voici comment lire l’architecture traditionnelle de la capitale bahreïnienne, sans folklore et sans nostalgie forcée.
Manama, Muharraq : deux histoires qui se répondent
Vous le verrez rapidement en préparant votre visite de Manama : une grande partie des maisons historiques ouvertes au public se trouve… à Muharraq, l’ancienne capitale, juste en face de Manama. Le Pearling Path (inscrit à l’UNESCO en 2012) y relie maisons de marchands, majlis, mosquées, places publiques et sites liés à la pêche perlière. C’est l’ossature patrimoniale la plus aboutie du pays.
Mais Manama n’est pas un univers de verre. On y trouve encore des maisons du début du XXᵉ siècle, restaurées et ouvertes, comme Khalaf House (Bait Khalaf), la demeure d’un marchand de perles située près de Bab al-Bahrain. Elle parle de l’économie urbaine de la capitale avant le pétrole, avec ses pièces de réception, ses cours et ses décors en bois. Elle rappelle une époque à hauteur d’homme.
Cette proximité entre les deux villes aide à comparer. L’architecture traditionnelle de Muharraq donne l’exemple de la remise en valeur d’un centre historique complet. Manama, plus remaniée, offre des maisons-repères, jalons d’un tissu ancien aujourd’hui partiellement masqué ou fragmenté.

Matériaux, climat, ingéniosité de Manama
Les maisons traditionnelles de l’archipel utilisent d’abord ce que l’île fournit : pierre de corail, plâtre de gypse, tronc de palmier pour les toitures et planchers. Ces choix répondent au climat chaud et humide. La pierre corallienne, légère et poreuse, limite l’inertie thermique quand elle est enduite d’un mince manteau de chaux et de gypse. Résultat : des parois qui prennent moins la chaleur, donc des intérieurs plus supportables le soir. Cette logique privilégie la sobriété plutôt que la démonstration.
L’organisation des maisons fait le reste : cour centrale (hosh) ouverte au ciel, pièces autour, ouvertures vers la cour plutôt que sur la rue. On décroche ainsi ventilation croisée, lumière douce et intimité. Les façades extérieures sont sobres, avec peu d’ouvertures ; les percements hauts et les claustras gèrent lumière et vues sans exposer la vie domestique. Cette disposition protège la maison et ouvre à l’air.
Sur le plan social, la distribution hiérarchise les espaces. Majlis pour recevoir (souvent côté rue), espaces domestiques vers la cour, circulations indirectes pour préserver la pudeur. La logique est simple : accueillir, rafraîchir, protéger. Elle reflète une organisation claire des relations et des usages.
Les tours à vent : un emblème régional
Vous avez sans doute vu des photos de tours à vent (barjeel/badgir) dans le Golfe. Oui, elles existent à Bahreïn et appartiennent au vocabulaire vernaculaire de la région. La Maison du cheikh Isa bin Ali (à Muharraq) offre un exemple bien documenté, avec de beaux capteurs d’air et des cours imbriquées.
Et à Manama ? Le parc bâti ancien y est plus fragmenté. Certaines maisons y privilégient davantage la ventilation par cour et par moucharabieh que de hautes tours, même si l’on rencontre des dispositifs de captation d’air plus modestes. Pour votre visite en ville, gardez en tête que la présence de tours à vent est garantie à Muharraq sur des sites phares, et plus variable dans Manama selon les maisons.
Khalaf House : un morceau de Manama d’avant le pétrole
Si vous avez peu de temps à Manama, commencez par Khalaf House. Construite en 1921 pour le marchand de perles Haj Mohammed bin Salman bin Khalaf, elle a été restaurée et rouverte en 2013. La demeure conserve des portes et fenêtres sculptées, des boiseries fines, des pièces aérées, et un parcours qui met en scène les métiers liés à la perle. L’entrée est normalement gratuite, ce qui facilite une visite courte entre le souk et Bab al-Bahrain. La visite se fait en flânant et au rythme de chacun.
Au-delà des décors, la maison dit quelque chose de la capitale commerçante : proximité du souk, réception sur rue, circulation fluide vers la cour. C’est aussi un lieu de mémoire. La famille l’a donnée pour en faire un repère culturel, désormais rattaché au Shaikh Ebrahim Center.
Astuce : si vous voyagez avec des enfants, proposez-leur de repérer les différences de sols entre espaces servis et espaces de réception. L’exercice fonctionne bien pour comprendre l’usage des pièces.
La Maison de la Poésie : un exemple de réutilisation
La House of Poetry occupe l’ancienne demeure du poète et diplomate bahreïnien Ibrahim Al Arrayed (1908-2002). Construite dans la première moitié du XXᵉ siècle, elle appartient au tissu résidentiel traditionnel de Manama, avec sa cour intérieure, ses pièces en enfilade et ses boiseries travaillées.
Sa restauration, achevée en 2006 sous l’impulsion du Shaikh Ebrahim Center, a conservé la structure d’origine tout en adaptant les espaces à un usage culturel. Elle offre un exemple de réhabilitation respectueuse : ni décor figé dans un rôle muséal ni effacement du passé, mais transformation mesurée pour accueillir lectures, conférences, ateliers et rencontres locales. Elle illustre la capacité des maisons traditionnelles à entrer dans la vie moderne sans perdre leur identité et lien avec la mémoire urbaine.
Pourquoi ces maisons tiennent encore debout ?
À l’échelle du Golfe, Bahreïn a su valoriser une partie de son bâti vernaculaire. Les matériaux locaux et l’intelligence climatique des plans y sont pour beaucoup. Mais la politique patrimoniale compte également sur ce point : label UNESCO à Muharraq, programme de réhabilitations porté par le Shaikh Ebrahim Center dans Muharraq et Manama, et ouverture progressive au public. Cette dynamique, inégale selon les quartiers, donne de la visibilité aux artisans locaux et aux techniques et savoir-faire.
Décors et savoir-faire
Même dans des maisons modestes de Manama, vous verrez des panneaux de gypse sculptés, des linteaux travaillés, parfois des vitraux colorés en partie haute des baies. Ces éléments ne sont pas là uniquement pour “faire joli” : ils régulent l’air et la lumière, tout en signifiant le rang du propriétaire.
Dans les maisons de notables, les moucharabiehs filtrent mieux les vues et tempèrent le soleil. Dans des demeures plus riches, on trouve aussi des plafonds bois aux motifs géométriques. Ces pratiques artisanales sont régulièrement citées dans les études récentes sur l’architecture bahreïnienne.
Le quotidien derrière les murs
La maison traditionnelle parle d’usages concrets. Cuisine et espaces de stockage sont créés en marge des pièces de réception. La salle d’eau est minimale. La toiture sert en soirée quand la brise se lève en saison chaude. Les femmes disposent d’espaces protégés autour de la cour ; les hommes reçoivent au majlis. La rue est un espace public vécu : on échange, on négocie, on attend patiemment l’ombre.
Un détail amusant à chercher avec votre guide : les petites niches murales où l’on posait lampes et objets quotidiens. Elles rythment les murs et parlent du geste simple de poser, prendre, reposer.
Une question : que reste-t-il à Manama ?
Beaucoup a disparu, parfois sans documentation suffisante. Un article scientifique récent évoque la démolition de Bait Al O’oud, une ancienne maison de notable à Manama, connue pour sa verticalité rare (trois niveaux) et ses deux cours. L’étude rappelle l’urgence d’identifier ce qui subsiste encore dans la capitale, au-delà des icônes déjà restaurées. Chaque disparition efface un chapitre de l’histoire.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à voir. Cela dit simplement que chaque maison ouverte compte. Votre curiosité, vos photos bien légendées, vos retours aux institutions locales peuvent faire une différence, modeste mais réelle, pour maintenir l’intérêt sur ces lieux.
Et Muharraq dans tout ça ?
Vous pouvez loger à Manama et consacrer une demi-journée à Muharraq. Le Pearling Path s’étire sur environ 3,5 km. Il relie maisons de capitaines (comme la Nukhidhah House), maisons de marchands (Siyadi et autres), mosquées, marché réhabilité et espaces publics. La mise en scène urbaine, sobre, s’adresse autant aux habitants qu’aux visiteurs. On y trouve un centre d’accueil signé Valerio Olgiati, des réhabilitations d’Anne Holtrop, des places ombragées et des cheminements lisibles.
Si vous aimez comprendre comment l’architecture s’inscrit dans la ville d’aujourd’hui, cette promenade vaut le détour. Des journalistes et architectes y voient un modèle de projet patrimonial pensé pour un centre habité, pas une vitrine. Elle montre qu’un quartier peut évoluer sans se renier.

Conseils pratiques pour une visite réussie
- Commencez par Khalaf House, puis prolongez vers Bab al-Bahrain et le souk. Vous aurez le contraste entre maison traditionnelle et ville active, à quelques minutes à pied.
- Cherchez la logique de la cour : où elle se place, comment les pièces s’ouvrent sur elle, comment la lumière entre. Cela vous aidera à lire d’autres maisons ensuite.
- Si vous pouvez, ajoutez Muharraq au programme : la Maison du cheikh Isa bin Ali est un bon point de départ pour observer des tours à vent en fonctionnement architectural.
Une petite anecdote pour finir
Lors d’une visite de terrain, un guide local m’a montré la trace sombre au plafond d’un couloir, là où l’air chaud file. Rien de spectaculaire. Pas un décor. Juste l’empreinte du passage de l’air. C’est souvent là que se niche la beauté de ces maisons : dans une solution discrète qui rend l’été supportable.