Quand vous entendez le mot solar à La Havane, il ne s’agit pas d’une invention moderne. C’est un pan de l’histoire urbaine. Le solar est né d’un décalage : de grandes maisons coloniales vidées de leurs anciens propriétaires, puis occupées par des familles modestes qui avaient besoin d’un toit. L’architecture a été réutilisée, transformée, partagée. Cela a donné une forme urbaine d’héritage et d’adaptation.
Origines sociales
Au XIXᵉ siècle, beaucoup de familles riches quittent le centre historique. Elles s’installent dans de nouveaux quartiers comme El Vedado, plus aérés et plus proches du front de mer. Les palais urbains du centre, trop coûteux à entretenir, se retrouvent vides. Des propriétaires décident alors de les louer par pièces. Les cours intérieures deviennent collectives. On y cuisine, on y lave, on y discute. Le solar est né de ce passage d’une maison pour une famille à une maison partagée par plusieurs dizaines de personnes.
Le phénomène s’amplifie après l’abolition de l’esclavage en 1886. Des milliers d’anciens esclaves migrent vers les villes. Ils trouvent dans ces grands édifices divisés des logements accessibles. La colonie espagnole en avait prévu l’usage pour des notables ; il devient un refuge pour des ouvriers, des artisans, des migrants venus de la campagne. Ces maisons deviennent un pivot de l’urbanisation populaire.
La structure du lieu
Le plan colonial reste lisible. On entre par un grand portail, on traverse un couloir couvert, puis on débouche dans le patio. Mais là où une seule famille circulait, plusieurs foyers s’installent. Chaque galerie se couvre de portes : une pour chaque logement. Dans un solar, la cour devient un espace commun. On y retrouve le linge qui sèche, les enfants qui jouent, les conversations entre voisins.
À l’intérieur, les pièces sont cloisonnées. Les plafonds hauts accueillent parfois des mezzanines de fortune pour loger plus de monde. La cuisine est souvent partagée. Les sanitaires aussi. Les anciens salons deviennent dortoirs. Les carreaux de ciment et les boiseries portent les marques de réaménagements successifs. Chaque recoin est utilisé, et l’espace se transforme au rythme des besoins quotidiens.
Vie quotidienne et culture
Un solar n’est pas uniquement une division spatiale d’un bâtiment. C’est aussi une communauté. Les voisins s’entraident, se surveillent, se connaissent intimement. Cette promiscuité produit des tensions, mais aussi une solidarité forte. Beaucoup de traditions musicales de Cuba ont trouvé dans les solares leur berceau. Les percussions, les chants, les fêtes collectives naissent dans ces cours intérieures.
L’écrivain et ethnologue Fernando Ortiz, au début du XXᵉ siècle, décrit le solar comme un “creuset” de la culture afro-cubaine. La rumba y prend forme, avec ses rythmes et ses danses. Encore aujourd’hui, certains solares accueillent des rumbones (soirées de musique et de danse) qui attirent autant les habitants du quartier que les visiteurs curieux. Ces cours intérieures sont devenues des scènes vivantes.
Architecture adaptée
L’architecture coloniale a donc été détournée mais pas effacée. Les galeries, les patios, les façades restent visibles. Les ajouts sont souvent légers : cloisons en bois, toitures en tôle, extensions sur les terrasses. Cela donne aux solares une esthétique particulière, faite de superpositions et de bricolages.
La logique climatique d’origine est utile. Les courants d’air circulent toujours grâce aux persiennes et aux patios. Les galeries couvertes protègent des averses. Même surchargée, la maison garde une certaine résilience. Mais l’accumulation fragilise. Le poids des extensions met en danger les structures. L’humidité gagne les murs mal entretenus. Les toits fuient. Ces fragilités se lisent vite quand on observe :
- Des câbles et canalisations improvisés courant le long des façades
- Des fissures qui apparaissent aux points d’appui des poutres
- Des toitures en tôle rafistolées après chaque saison des pluies
- Des murs boursouflés par le sel et l’humidité
- Des escaliers ajoutés sans calcul précis de charge
Entre héritage et précarité
Les solares sont devenus un symbole de la Havane populaire. Ils concentrent une mémoire, mais aussi des fragilités sociales. Beaucoup d’habitants y vivent sans confort moderne, avec des installations électriques improvisées, des sanitaires insuffisants. Les ONG et l’État cubain interviennent parfois pour sécuriser les bâtiments, mais les moyens sont limités. Ces lieux sont un foyer et une urgence sociale.
Mais comment réhabiliter ces édifices sans expulser leurs habitants ? Les rénovations lourdes coûtent cher. Les habitants craignent de perdre leur logement si la maison est transformée en hôtel ou en résidence touristique. À l’inverse, laisser les lieux sans entretien, c’est courir le risque d’effondrements.
Exemples visibles à La Havane
En vous promenant dans Habana Vieja ou Centro Habana, vous verrez facilement des solares. Les façades donnent peu d’indices. Mais si une porte est entrouverte, vous apercevrez la cour avec ses cordes à linge et ses escaliers multiples. Certains solares sont célèbres, comme le Solar de la California, connu pour ses fêtes et ses musiciens. Chaque seuil entrouvert révèle un monde intérieur foisonnant.
D’autres, moins connus, fonctionnent comme des villages verticaux. On y trouve un réparateur de chaussures, un petit salon de coiffure, une table de domino. Chaque coin est occupé.
Ce que le solar dit de la ville
Le solar n’est pas une ruine, même s’il est souvent délabré. C’est une manière d’habiter née d’une contrainte et devenue une culture. Il nous parle d’inégalités, mais aussi d’adaptation et de résistance. À travers lui, La Havane révèle une face populaire, créative, collective.
Le solar n’est pas une relique figée ni une ruine en attente. C’est un organisme qui respire tant qu’il est habité. Les maisons coloniales de La Havane n’ont pas disparu : elles se transforment, se bricolent au gré des besoins. Le solar raconte moins la gloire passée que la ténacité présente. Il dit une manière cubaine de ne jamais laisser vide un espace, de l’occuper, de le réinventer pour qu’il continue d’abriter des vies.
Mémo rapide pour reconnaître un solar
- Une grande maison coloniale divisée en logements.
- Une cour centrale transformée en espace collectif.
- Des galeries bordées de multiples portes.
- Des installations improvisées : cuisines, sanitaires, câbles.
- Une vie intense, rythmée par les sons et les fêtes.
Si vous visitez La Havane, approchez-vous d’un solar. Vous ne verrez pas qu’une architecture. Vous verrez une communauté qui fait vivre un patrimoine à sa façon, entre héritage colonial et invention populaire.