À Zaanse Schans, les maisons vertes longent la rivière comme une rangée de maquettes qu’un enfant aurait alignées sur un rebord de fenêtre. Tout semble extrêmement familier : les moulins, les volets blancs, les toits pentus. Pourtant, derrière cette image de carte postale, il y a une histoire d’architecture en bois, d’industrie et de paysages gagnés sur l’eau. Si vous aimez regarder les bâtiments autrement que comme un décor, ce village mérite que vous preniez le temps de le lire, façade après façade.
Un village-musée au bord de la Zaan
Zaanse Schans se trouve au nord d’Amsterdam, sur la rive de la Zaan, dans une zone de polders où l’eau et le vent ont longtemps dicté le rythme de la vie. Le site a été pensé dans les années 1950-1960 comme un ensemble de conservation à ciel ouvert : des maisons en bois, des moulins et des ateliers y ont été déplacés depuis différents villages de la région pour éviter leur destruction.
L’idée vient de l’architecte Jaap Schipper, qui ne voulait pas voir cette architecture unique totalement disparaître dans les pages d’un livre d’histoire. Il imagine un quartier où l’on pourrait encore marcher entre les maisons, sentir l’odeur de la peinture et entendre les ailes des moulins.
Aujourd’hui, Zaanse Schans est un lieu de visite, mais également un quartier habité. Certaines maisons sont occupées, d’autres abritent des musées, des boutiques ou des ateliers de démonstration.
Quand vous marchez sur les digues, vous croisez autant de groupes de visiteurs que de voisins qui sortent leurs poubelles, arrosent leurs fleurs ou rentrent leurs vélos. Cette cohabitation donne un ton particulier à la visite : vous êtes dans un musée, mais aussi devant des logements bien réels.
De la ferme en terre à la maison en bois
Les maisons de la région de la Zaan n’ont pas toujours été ces volumes bien peints que vous voyez aujourd’hui. Avant le XVIᵉ siècle, les bâtiments ruraux combinent généralement des murs en mottes de terre, du clayonnage et des toits bas. La forme générale évoque la longue halle, héritage de grandes maisons rurales où animaux et humains partagent un même volume allongé.
À la fin du XVIᵉ siècle, les villages de la Zaan sont ravagés par les troupes espagnoles en retraite. Les constructions plus anciennes disparaissent, et l’on reconstruit entièrement en bois, avec des techniques plus modernes pour l’époque. Le climat humide, les sols mous et la disponibilité du bois issus des chantiers navals et des scieries font pencher la balance en faveur de cette matière.
Petit à petit, la longue halle paysanne se transforme en maison zandaise reconnaissable : volume compact, pignon marqué, socle en brique, structure en bois habillée de planches, souvent adaptées aux contraintes du terrain. Cette évolution n’est pas le fruit d’un grand plan national, mais d’une accumulation de choix locaux : répondre à l’eau, au vent, au commerce et aux habitudes régionales.
Construire en bois sur un sol saturé d’eau
Dans un paysage de polders, bâtir est une forme de négociation avec le sol. À Zaanse Schans et dans les villages voisins, les maisons en bois reposent sur un système de pieux enfoncés dans les couches plus stables, puis sur un soubassement en brique. Le bois prend le relais au-dessus de cette base minérale.
Le choix du bois n’est pas qu’une affaire de tradition. Il permet de construire relativement léger sur un terrain instable. Il autorise aussi un geste qui étonne beaucoup de visiteurs : déplacer une maison entière, élément par élément, pour la remonter ailleurs. C’est ce qui a été fait pour la plupart des bâtiments visibles à Zaanse Schans, transportés par barge ou par camion depuis les années 1960.
Un guide raconte souvent la même scène à ses groupes : dans les années 1960, des enfants du coin voient passer sur la rivière une façade entière, couchée sur une barge. Ils se souviennent encore du jour où “la maison du voisin est partie flotter”. Ce genre de souvenir donne une idée concrète de ce que signifie vivre dans une région où une maison peut changer de village sans perdre son identité.
Pourquoi autant de vert ? La palette de Zaanse Schans
La première chose que vous repérez, ce sont les façades vertes. Vert sombre, vert bouteille, vert tirant un peu vers le bleu… Ce n’est pas un hasard. Longtemps, les maisons de la région ont été recouvertes d’un pigment vert issu du cuivre, un vert-de-gris produit en local. Cette peinture protège bien le bois contre l’humidité, les insectes et les champignons, tout en restant abordable pour les habitants.
Avec le temps, cette teinte est devenue la couleur de référence pour les maisons zandaises. On parle souvent de “Zaanse groen”, le vert de la Zaan. D’autres couleurs existent : bleu, ocre, beige. Certaines apparaissent encore ici ou là, surtout sur les encadrements de fenêtres ou les portes. Mais à Zaanse Schans, la dominante verte donne une continuité visuelle qui relie des bâtiments.
C’est un rapport au paysage : le bois peint dans des teintes proches des prairies et des digues, le blanc des encadrements répondant à l’écume de la rivière ou à la lumière très nette des jours de beau temps.
Façades, pignons et signes de richesse
La maison typique zandaise n’est pas une cabane rustique. Dès le XVIIIᵉ siècle, la prospérité liée aux moulins et au commerce permet à certains propriétaires d’afficher leur réussite.
Le long de la Zaan, les maisons des meuniers, des négociants ou des notables se donnent à voir côté rivière, avec des façades travaillées, des pignons sculptés, des encadrements généreux.
Une particularité revient dans les descriptions : lorsque les affaires marchaient bien, le propriétaire pouvait ajouter un “wellington” à sa maison (une extension plus prestigieuse). Le terme vient d’un modèle de manteau, comme si la maison enfilait une couche supplémentaire pour mieux se présenter.
Si vous regardez attentivement, vous voyez aussi une hiérarchie discrète entre le côté sur rue ou sur eau et le côté jardin. La façade qui donne sur le flux (de l’époque, la rivière sert de grande avenue) reçoit les plus beaux ornements. L’arrière est plus sobre, avec des planches moins travaillées et des ouvertures plus petites. Cela dit quelque chose d’assez universel : on pare le “devant” de la maison.
Intérieurs étroits, pièces ingénieuses
L’extérieur des maisons de Zaanse Schans donne une impression de propreté géométrique. L’intérieur montre comment on vivait dans ces volumes en bois. Les pièces sont souvent en enfilade, avec une grande pièce de séjour, une cuisine à l’arrière et des chambres en hauteur ou dans des annexes.
Les plafonds ne sont pas très hauts, ce qui permet de limiter le volume à chauffer. Les sols, parfois en briques ou en bois, portent les traces de générations de pas. Dans certaines maisons-musées, vous voyez encore la pièce de devant réservée aux invités ou aux grandes occasions, décorée de faïences, de pendules et de meubles vernis. L’atmosphère change aussitôt dès que vous franchissez cette pièce.
Une guide locale racontait récemment qu’un visiteur lui avait dit : “On dirait que la maison retient son souffle.” Cette phrase décrit bien l’impression que l’on ressent parfois : rien n’est spectaculaire, mais chaque recoin sert à quelque chose. Banquettes le long des murs, coffres sous les fenêtres, échelles menant à des mezzanines étroites… Vous pouvez presque deviner qui dormait où.
Maisons, moulins et ateliers : un paysage industriel
Zaanse Schans est souvent présenté comme un village de contes, mais c’est d’abord une vitrine d’un ancien paysage industriel. Au XVIIIᵉ siècle, la région de la Zaan compte des centaines de moulins : scieries, moulins à huile, à peinture, à épices. Cette densité étonne quand on imagine le bruit du travail.
Les maisons en bois que vous voyez aujourd’hui étaient prises dans ce tissu de travail : logements de meuniers, maisons d’artisans, auberges, petits entrepôts. Le bruit des ailes et des machines faisait partie du quotidien. La proximité entre habitat et production est frappante quand on y pense avec nos yeux contemporains : peu de séparation entre “zone industrielle” et “quartier résidentiel”.
Regarder les maisons de Zaanse Schans, c’est donc regarder une architecture qui devait composer avec la poussière, les odeurs d’huile, les barges chargées de marchandises. Les façades peintes et les pignons décorés ne sont pas en contradiction avec cette activité, ils en sont presque le contrepoint.
Vivre au milieu des visiteurs
Zaanse Schans attire chaque année un flot important de visiteurs. Le pays reçoit plus de 20 millions de voyageurs internationaux par an et des dizaines de millions de séjours touristiques, en grande partie motivés par la culture, les musées et les paysages emblématiques. Les moulins et les maisons vertes font partie de ces images attendues. Volendam et Marken connaissent le même engouement, avec leurs maisons serrées au bord de l’eau et leurs rues préservées. Ces villages complètent le tableau pour ceux qui aiment comprendre comment le bois, la mer et les digues façonnent encore le nord du pays.
Pour les habitants, cette notoriété a deux faces. D’un côté, elle garantit des moyens pour entretenir le bâti, maintenir les digues, animer les ateliers. De l’autre, elle amène un flux quotidien de personnes, de bus, de téléphones. Les rues se transforment en coulées de groupes guidés à certaines heures.
Si vous visitez le site, vous pouvez en tenir compte dans votre manière de vous déplacer. Marcher un peu en dehors des axes principaux, saluer les habitants que vous croisez, garder une distance devant les fenêtres. Dans un quartier de maisons en bois, le moindre bruit se entend vite. Penser à cela fait aussi partie du regard architectural : un bâtiment n’est jamais isolé de ceux qui y vivent.
Préserver une architecture de bois
L’idée de réunir des maisons disséminées sur un seul site n’est pas propre à Zaanse Schans. Les musées en plein air existaient déjà en Scandinavie, avec Skansen en Suède ou les fermes sauvegardées en Norvège. Zaanse Schans s’inscrit dans cette lignée, en l’adaptant à un paysage de polders.
Entre 1961 et le milieu des années 1970, la plupart des maisons et des bâtiments d’activité visibles aujourd’hui ont été démontés, transportés et remontés sur place. Les structures en bois s’y prêtent bien : on peut numéroter les pièces, déplacer, ajuster les fondations. Cela ne signifie pas que l’opération est neutre. Une maison change toujours un peu quand elle change de contexte, mais elle garde sa technique, ses proportions, sa manière de poser le bois sur la brique.
Pour les architectes et les historiens, Zaanse Schans est donc une sorte de laboratoire à ciel ouvert. On peut y observer différentes variantes de la maison zandaise, comparer les pignons, les découpes des planches, les détails de ferronnerie. Pour les visiteurs, l’enjeu est d’arriver à voir cette diversité au-delà de l’image uniforme de “petites maisons vertes”. Cette diversité apparaît surtout quand vous regardez chaque façade comme un objet construit, et non comme un décor uniforme. Et plus vous avancez, plus vous remarquez des détails qui ne se ressemblent pas. Voici quelques pistes pour guider ce regard :
- Comparer les teintes de vert et leur usage.
- Observer le lien entre la digue, la brique et le bois.
- Noter les différences de pignons et de proportions.
- Regarder la taille et le dessin des fenêtres.
- Repérer les annexes et petits ajouts au fil du temps.
Regarder les maisons comme un architecte
Si vous vous rendez à Zaanse Schans, vous pouvez transformer votre promenade en petite enquête architecturale. Voici quelques pistes pour guider votre regard :
- Regardez la transition entre l’eau, la digue, la brique et le bois. Comment la maison quitte le sol humide pour “poser” ses façades à la bonne hauteur ?
- Comparez les pignons des différents bâtiments : certains sont très simples, d’autres ont des formes plus travaillées, avec des découpes ou des corniches.
- Observez les fenêtres. Taille, nombre de carreaux, présence de vitres plus petites en partie haute… cela en dit long sur l’époque et le statut du propriétaire.
- Jetez un œil aux ajouts : annexes, vérandas, petits cabanons, porches fermés. On voit comment ces maisons ont été adaptées au fil des usages.
Vous pouvez aussi faire un jeu avec les enfants ou les amis : chercher la maison qui vous semble la plus ancienne, deviner lesquels des bâtiments servent encore de logement, repérer la nuance de vert qui vous plaît le plus. En quittant Zaanse Schans, vous aurez peut-être une image un peu différente des “maisons hollandaises”. Moins de clichés, plus de détails concrets : un pigment de cuivre sur des planches en bois, un soubassement en brique pour affronter l’eau, un pignon sculpté pour marquer une réussite. En somme, une architecture qui s’est construite pas à pas, entre paysage, industrie et vie quotidienne.