À 2 600 m d’altitude, Thula apparaît comme un tissu compact de maisons-tours en pierre serrées contre une falaise rose, sous la garde d’une citadelle et d’un réseau de citernes. Ici, l’habitat domestique, l’enceinte et les ouvrages hydrauliques forment un ensemble cohérent. Décomposons le sujet.
Contexte urbain et statut patrimonial
Thula se situe dans le gouvernorat d’Amran, au nord de Sanaa, sur un promontoire rocheux qui domine un réseau de terrasses agricoles. La ville conserve une enceinte médiévale presque intacte longue d’environ deux kilomètres, renforcée par vingt-six tours de guet et neuf portes qui contrôlent les accès. Ce dispositif a protégé le bourg des assauts et du ruissellement violent venu du plateau. Les ruelles se plient au relief, contournent la citadelle et débouchent sur de petites places ou des escaliers maçonnés.
La densité du bâti est élevée, les façades mitoyennes forment un front continu, et les perspectives visuelles se referment vite, ce qui intensifie le lien entre architecture et topographie. Cette morphologie favorise la gestion de l’eau et limite la dispersion des constructions sur un terrain sensible aux érosions.
Thula figure depuis 2002 sur la Liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO . Ce statut met en avant sa valeur historique, son tissu urbain préservé et la cohérence entre système défensif, habitat et ouvrages hydrauliques. La reconnaissance internationale se fonde aussi sur l’uniformité constructive de la pierre locale et sur l’ancienneté des occupations, confirmée par des découvertes archéologiques liées aux cultures sabéenne et himyarite. La présence d’un souk traditionnel, de mosquées, de hammams et de citernes renforce le caractère complet de cet ensemble. Cela encourage des restaurations qui s’appuient sur les savoir-faire locaux, condition pour maintenir la continuité architecturale.
Une maison-tour en pierre, de trois à cinq niveaux
La maison traditionnelle de Thula adopte une forme verticale bien établie : un volume étroit, implanté en mitoyenneté, qui s’élève sur trois à cinq étages. Cette morphologie répond aux contraintes d’un site montagneux où la surface constructible est limitée. Le rez-de-chaussée joue le rôle de socle. Il possède des murs épais, peu ouverts, adaptés au stockage et à la protection thermique. Les circulations y sont minimales et fonctionnelles. Les niveaux supérieurs abritent les espaces domestiques, répartis selon une hiérarchie entre pièces de vie, espaces de cuisine et zones réservées à l’accueil des visiteurs. L’escalier intérieur assure le lien vertical et renforce la cohésion structurale en jouant le rôle d’ossature interne.
Cette typologie s’inscrit dans la logique constructive des maisons-tours du Yémen des hautes terres, où la maison favorise une occupation dense tout en ménageant des vues panoramiques en hauteur. La verticalité réduit l’emprise au sol et limite le besoin de déblais dans un substrat rocheux difficile à travailler. Elle améliore aussi l’aération : les étages supérieurs profitent de courants d’air plus réguliers, utiles dans un climat sec marqué par des amplitudes thermiques. La distribution intérieure reflète un équilibre entre intimité familiale et sociabilité. Les pièces hautes, souvent plus soignées, servent aux réceptions. Ce schéma spatial se retrouve dans d’autres villes-tours du nord yéménite, mais Thula lui donne une expression singulière grâce à l’emploi systématique de la pierre appareillée.
Matériaux et mise en œuvre : « mangaz » et taille locale
La construction à Thula repose presque entièrement sur la pierre locale. Les murs utilisent un appareillage soigné de blocs calibrés, appelés « mangaz », taillés sur place dans des carrières proches. Cette pierre volcanique ou sédimentaire selon les secteurs offre une bonne résistance à la compression, condition nécessaire pour élever des maisons-tours de plusieurs étages. Les joints restent fins grâce à la précision de taille. La régularité des assises participe à la stabilité et limite les infiltrations. Les charpentes et planchers se complètent avec du bois local lorsqu’il est disponible, ou avec des poutres importées depuis les montagnes voisines. Les parois intérieures reçoivent un enduit à base de terre ou de plâtre qui améliore l’hygiène et la réflectivité de la lumière dans des pièces souvent profondes.
Principes de mise en œuvre observés à Thula :
- Réemploi de blocs lors des restaurations, pratique encouragée pour maintenir l’unité de texture.
- Assises régulières en pierre taillée, avec alternance occasionnelle de boutisses pour stabiliser l’épaisseur du mur. Cette alternance contrôle aussi le déversement du parement.
- Parements extérieurs soigneusement dressés, destinés à résister au vent et aux pluies.
- Joints minces pour réduire la vulnérabilité à l’érosion et favoriser la cohésion du mur.
- Linteaux en pierre ou en bois selon les portées, avec renforts au niveau des ouvertures.
- Enduits intérieurs en terre ou plâtre servant de régulateur hygrométrique.
Façades, ouvertures et décor : sobriété structurée
Les façades associent grands pleins et rythmes d’ouvertures gradués. En bas, petites fenêtres protégées ; en haut, baies plus généreuses pour la réception. Les pierres de parement composent des frises géométriques répétitives, obtenues par variations d’orientation et de module.
Les encadrements soulignent les baies et marquent les niveaux. Certaines fenêtres reçoivent des grilles en stuc, parfois agrémentées de verres colorés, qui filtrent la lumière tout en protégeant l’intimité à l’intérieur de la maison. Ce décor est solidaire de la structure : on sculpte le parement lui-même, sans surcharges rapportées. Cette intégration limite l’entretien et favorise la tenue au vent.
Plan intérieur et usages : verticalité et hiérarchie des pièces
L’organisation intérieure d’une maison de Thula suit une logique verticale stricte. Le rez-de-chaussée regroupe les fonctions utilitaires : stockage des denrées, outils agricoles et parfois un espace réservé aux animaux. Les pièces restent peu ouvertes pour préserver la fraîcheur et la sécurité.
Les étages intermédiaires accueillent les pièces de vie quotidienne. Les volumes à cet étage sont généralement simples, souvent rectangulaires, et desservis par un escalier étroit implanté contre un mur porteur. L’orientation des ouvertures privilégie la ventilation croisée et la lumière contrôlée, nécessaire dans un environnement de montagne soumis à de fortes amplitudes thermiques.
La hiérarchie culmine dans les niveaux supérieurs, réservés aux espaces de réception et de sociabilité familiale. Ces pièces hautes bénéficient des meilleures vues sur la vallée et d’un éclairage plus généreux. Elles possèdent parfois un sol surélevé ou des niches murales intégrées dans l’épaisseur des murs de pierre. L’ameublement est minimal pour libérer l’espace central et permettre une occupation flexible selon les usages. Cette organisation reflète une conception ascendante de la maison. On monte des fonctions les plus utilitaires vers les plus valorisées. Cette progression structure le quotidien.
La ville comme infrastructure d’eau
Thula s’appuie sur un système hydraulique lié à son relief. Les eaux de pluie descendent des pentes vers la ville et alimentent une série d’ouvrages maçonnés. Des caniveaux captent le ruissellement et le guident vers des escaliers d’eau taillés dans la roche. Ce dispositif ralentit la vitesse des flux et limite l’érosion du sol. La topographie dirige ensuite l’eau vers des citernes souterraines et des bassins ouverts. Ces réservoirs assurent l’approvisionnement domestique et servent aussi à l’irrigation des terrasses agricoles situées en contrebas du site. Le réseau témoigne d’une maîtrise ancienne du captage en montagne.
Le cœur de ce système se trouve au pied du fort, où une grande citerne maçonnée collecte l’eau avant sa redistribution. Les restaurations menées au début des années 2000 ont remis en service plusieurs tronçons de canaux et dégagé des tunnels hydrauliques obstrués. Cette remise en état, documentée par l’Aga Khan Trust for Culture, a confirmé la pertinence de cette infrastructure dans le contexte actuel de variation climatique. La gestion de l’eau à Thula ne relève pas d’un simple héritage technique. Elle conditionne l’implantation de l’habitat, les pentes des ruelles et la position des maisons.
Préserver l’homogénéité : enceinte, portes et parcours
L’architecture domestique de Thula ne se lit pas isolément. Elle s’inscrit dans un ensemble défensif qui ordonne la ville et impose une continuité constructive. L’enceinte médiévale fixe un contour urbain net et limite l’étalement du bâti. Les vingt-six tours de guet réparties sur le périmètre ont conservé leur silhouette massive, qui s’accorde avec les maisons-tours par la même pierre locale. Les neuf portes historiques rythment. Elles font converger les parcours vers le centre ancien, ce qui favorise une densité maîtrisée de l’habitat et maintient un rapport constant entre architecture et fortification.
Les ruelles pavées, parfois très inclinées, relient les portes aux quartiers d’habitation par une trame organique qui suit le relief. Cette morphologie conditionne la forme et l’orientation des maisons, qui s’alignent sur les pentes tout en préservant la continuité des façades. Les restaurations entreprises dans les années 2000 ont réhabilité plusieurs segments d’escalier et des sections de muraille, ce qui a redonné lisibilité à ces parcours structurants. Préserver l’homogénéité de Thula revient à maintenir ce dialogue entre enceinte, voies et bâti mitoyen. Le respect des alignements, des gabarits et des matériaux reste la base de toute intervention compatible avec le caractère historique de la ville.
Pourquoi les maisons de Thula comptent pour l’architecture
Thula offre une synthèse rare : une maison-tour en pierre, dense, hiérarchisée, qui s’insère dans un système défensif et hydraulique complet. L’esthétique n’est pas un supplément : elle vient de la taille précise du parement, de frises répétitives et de la graduation des baies selon les niveaux.
La « ville-citadelle-citerne » forme un tout. Pour architecte ou urbaniste, l’intérêt est double : comprendre comment un détail de façade répond à un climat d’altitude et à une rue étroite, et comment un mur porteur participe à la gestion des eaux pluviales à l’échelle de la colline. Décomposons le sujet en deux fils conducteurs : la verticalité domestique et l’hydraulique paysagère. Les restaurations récentes confirment la robustesse de ce modèle et donnent des repères pour des interventions compatibles.