Les maisons sur pilotis du peuple Bajau : architecture née de la mer

Vous avez peut-être vu ces villages posés au-dessus de l’eau, reliés par des passerelles en bois. Chez les Bajau, ces maisons sont bien plus qu’un abri. Elles organisent le lien à la mer, au travail et à la famille. Voici comment elles sont conçues, comment on y vit, et ce qu’elles deviennent aujourd’hui.

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Qui sont les Bajau, et pourquoi bâtir sur l’eau ?

Les Bajau (ou Sama-Bajau) vivent surtout dans le nord de Bornéo, autour de Semporna (Sabah, Malaisie), mais également dans l’archipel de Sulu (Philippines) et dans l’est de l’Indonésie. Leur histoire est liée au déplacement en bateau, à la pêche et au commerce côtier. Pendant longtemps, une partie d’entre eux a vécu sur des embarcations appelées lepa, véritables maisons flottantes.

À partir des années 1950, beaucoup d’entre eux se sont installés plus durablement dans des maisons sur pilotis, tout en gardant des bateaux pour pêcher, se déplacer et commercer.

L’anthropologue Clifford Sather a documenté cette transition sur le terrain : à Semporna, les familles passaient d’une vie à bord à un double ancrage, entre le ponton et le bateau.

Vivre au-dessus de l’eau répond à des contraintes : limiter les moustiques, rester proche des zones de pêche, suivre les marées, éviter les crues. La maison devient un quai privé, un atelier, un espace de tri pour les filets et les coquillages. Elle permet aussi d’accueillir les proches de passage, car la parenté Bajau est très étendue. Ces liens forment généralement un réseau serré au-dessus du lagon.

peuple bajau sur barque

Implantation : lire la marée, lire le vent

Dans un village sur pilotis, rien n’est laissé au hasard. L’orientation des maisons tient compte des vents dominants et des vagues. Les rangées suivent souvent une langue de récif ou le bord d’un lagon. Les passerelles en planches reposent sur des pieux plus serrés, pour supporter le passage des personnes, des glacières, des paniers de poissons. On ancre les poteaux dans le substrat corallien ou dans des fonds sableux. Plus l’eau est agitée, plus les pieux sont nombreux, avec des contreventements croisés.

La circulation est pensée pour le quotidien : un côté pour le retour de pêche, avec un accès direct au coin de nettoyage du poisson, l’autre pour la visite des voisins ou l’arrivée d’un instituteur itinérant. La maison s’ouvre vers la mer et se ferme côté vent, avec des volets en bois ou des nattes de palme.

Matériaux et assemblages

Le matériau de base est le bois local. On utilise des essences denses et résistantes à l’eau salée pour les poteaux. Les murs sont en planches minces, plus faciles à remplacer. Le toit est couvert de feuilles de nipa tressées ou de tôle, selon les moyens. Les assemblages privilégient les chevilles en bois et les ligatures en fibre, issues d’un savoir-faire hérité de la construction navale. Cette logique permet de démonter et réparer sans gros outillage. Chaque pièce est pensée pour durer et se démonter sans effort.

La longévité vient de gestes d’entretien réguliers. On remplace une planche malade avant qu’elle n’entraîne le reste. On resserre une ligature quand elle joue. On surélève un plancher après un épisode de forte marée. Ces interventions courtes évitent de lourdes réparations.

village bajau sur pilotis

Plan type : une pièce centrale et des extensions

L’espace intérieur suit une règle simple : une pièce de vie centrale, puis des extensions au fil des besoins. Dans la pièce centrale, on s’assoit, on reçoit, on trie les prises. La cuisine est souvent en bout de maison, pour évacuer la fumée et limiter les risques d’incendie. Les couchages se font sur des nattes, rangées le jour. Quand la famille s’agrandit, on ajoute une pièce latérale sur pilotis, ou une terrasse couverte. Plusieurs études menées en Sabah décrivent ce croissance par greffes successives : la maison s’étire, comme un ponton qui gagne du terrain sur le lagon.

La modération structurelle fait la force de ces habitats. Chaque ajout reste léger, vissé ou ligaturé. Si l’extension gêne la circulation des vagues ou fragilise la passerelle, on la modifie sans tout reconstruire.

La maison et le bateau : un duo inséparable

Même s’ils vivent sur pilotis, beaucoup de Bajau continuent de travailler sur lepa. Ces bateaux, sans balanciers dans leur forme traditionnelle, possèdent un petit abri démontable et une voilure simple. Ils servent au filet, à la collecte de coquillages et au transport. Les dimensions varient, du bateau familial aux unités plus longues destinées au négoce. Cette culture du bateau reste centrale, visible dans les fêtes locales, comme la Regatta Lepa à Semporna. Les descriptions techniques du lepa montrent aussi une parenté directe avec la maison : plancher démontable, poteaux en Y, éléments ligaturés.

Dans la vie quotidienne, la passerelle est la couture entre la maison et le bateau. On y pose les paniers, on y répare un flotteur, on y apprend aux enfants à pagayer sur une petite coque. Un ancien de Mabul racontait qu’on lit l’heure à la longueur d’ombre sur la passerelle. Ce genre de repère suffit pour caler une marée ou décider d’un départ. La passerelle devient un calendrier, réglé sur la mer.

bateau et maison bajau

Climat, santé, sécurité : des réponses concrètes

Construire au-dessus de l’eau atténue certains risques. Les moustiques sont moins présents qu’à terre. L’air circule. Le plancher sec prévient les maladies liées à l’humidité stagnante. En période de pluie, la ventilation sous le plancher évite la pourriture. Les poteaux sont la zone sensible : ils demandent un suivi régulier et des remplacements tournants.

La sécurité incendie est une préoccupation constante. Le feu de cuisson est isolé, souvent sur un plancher secondaire, avec un entourage en tôle et un seau d’eau prêt. Les maisons voisines gardent une distance suffisante pour éviter la propagation des flammes. Le bois n’est pas verni, pour repérer plus vite les fentes, les attaques de sel ou de champignons.

Vivre ensemble au-dessus du lagon

La sociabilité Bajau s’exprime sur les passerelles. On s’appelle d’une maison à l’autre. Les enfants sautent dans l’eau, puis remontent en riant sur une échelle en bambou. Les vendeurs ambulants arrivent en barque. La religiosité se mêle au quotidien. Certains villages disposent d’une petite salle de prière sur pilotis. Les événements de famille occupent l’espace central, puis débordent sur les plateformes voisines.

La parenté structurée en réseaux d’entraide joue un rôle clé, notamment pour l’extension des maisons. Une belle-famille peut financer des planches. Un cousin charpentier vient poser des renforts. On apprend tôt à lier une ligature propre et à lire l’état d’un poteau.

Transformer sans perdre l’âme du lieu

Depuis les années 1960, on a vu arriver la tôle ondulée, les moteurs hors-bord, puis les panneaux solaires et les réservoirs d’eau de pluie. Cela change la vie : éclairage le soir, froid pour la glace, pompage de l’eau. Cela change aussi la maison : un toit en tôle pèse autrement qu’un toit de feuilles, un groupe électrogène vibre, un panneau solaire impose une pente régulière. L’astuce consiste à adapter la structure sans la durcir au point de la rendre fragile. Protéger la charpente, poser des appuis supplémentaires, éviter les grandes portées en tôle qui prennent le vent.

Dans certaines zones, les autorités encouragent des reconstructions plus « standard ». Les intentions sont variées : réduire le risque, améliorer l’accès aux services, lutter contre la pauvreté. La littérature académique montre pourtant que la valeur de ces habitats tient à leur souplesse. Quand le plan se fige, l’appropriation se grippe. Beaucoup d’habitants préfèrent donc des améliorations ciblées : eau de pluie filtrée, assainissement léger, tri des eaux grises, panneaux solaires fixés sur une structure secondaire.

Étude utile : comment les pièces s’agencent

Des chercheurs ont relevé, maison après maison, la position des espaces clés : pièce commune au centre, cuisine en bout, terrasse côté lagon, couchages périphériques

Ils ont schématisé ces agencements sous forme de diagrammes d’adjacence et ont retrouvé les mêmes « familles » de plans d’un village à l’autre en Sabah. Cela confirme ce que les charpentiers savent déjà : la maison Bajau grandit par petites touches, sans perdre sa logique première.

village bajau

Une journée ordinaire

À l’aube, vous entendez d’abord le clapot contre les poteaux. Les pêcheurs partent très tôt. Dans la pièce centrale, on prépare les filets, on vérifie les amarres. Les enfants jouent sur la passerelle, un pied dans l’eau tiède. À midi, on étale les prises sur une table basse, on trie, on lave. L’après-midi, on répare une latte, on ajoute une planche au bord du plancher. Le soir, on discute assis sur des nattes, le regard vers la ligne sombre du récif. La maison soutient ce rythme. Elle encaisse les pas, charges, humidité, rires.

Quand la mer devient patrimoine et gagne-pain

Ces villages attirent des visiteurs. À Semporna, la Regatta Lepa met à l’honneur les bateaux décorés et les savoir-faire. Les photos des maisons sur eau circulent, parfois sans contexte. Il faut garder en tête que ce sont des lieux de vie, pas des décors. Si vous voyagez dans ces régions, gardez une distance respectueuse, demandez avant de prendre une photo, achetez local quand c’est possible. Derrière chaque maison, il y a un budget, des réparations, une scolarité à financer.

Une anecdote circule chez les charpentiers : on juge un bon poteau à la manière dont il « chante » quand on tape dessus. Trop sourd, il est gorgé d’eau. Trop aigu, il risque la casse. Cette écoute fine sert mieux qu’un long discours technique.

village bajau au coucher du soleil

Enjeux actuels : statut, services, environnement

Le littoral change. Les zones de pêche se déplacent. Les réglementations évoluent. Certaines familles se rapprochent de la terre ferme pour l’école, la santé, l’accès au marché. D’autres gardent un pied sur la passerelle et l’autre sur le bateau. Des travaux universitaires décrivent ces trajectoires, entre recherche de droits, sécurisation du quotidien et maintien d’une identité maritime. Le tableau n’est pas uniforme. D’un village à l’autre, la situation varie selon l’accès à l’eau potable, aux soins, aux débouchés.

Sur le plan environnemental, ces habitats s’adaptent aux aléas. Une houle plus forte pousse à rehausser les planchers. Des épisodes de tempête incitent à multiplier les contreventements. Quand on doit déplacer une maison, on démonte en sections, on remonte plus loin.

Et demain ?

Beaucoup de jeunes Bajau partent travailler à la ville. Certains reviennent avec des revenus et des idées nouvelles : panneaux solaires, filtres à eau, fixations inox. D’autres préfèrent un logement à terre. La maison sur pilotis reste alors un refuge estival, un atelier de pêche ou un lieu de rassemblement. Les chercheurs qui ont suivi ces changements rappellent une chose simple : quand on associe les habitants aux décisions, les solutions tiennent mieux dans le temps. Sinon, les maisons finissent par perdre ce qui les rend pratiques et habitables pour ceux qui y vivent.

Si vous regardez ces maisons avec un œil d’architecte, vous verrez une leçon d’économie de moyens. Chaque poteau a une raison d’être. Chaque planche peut partir et revenir. Et la mer, sous le plancher, rappelle que la maison Bajau est d’abord une plateforme pour vivre, travailler et se relier aux autres.

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