Sveti Stefan, minuscule presqu’île rattachée à la côte monténégrine par un étroit isthme, est l’une des icônes les plus photographiées de l’Adriatique. Derrière le prestige de son hôtel de luxe et la beauté de son panorama, ce site recèle un patrimoine architectural d’une rare authenticité. Ici, chaque maison en pierre raconte à sa façon l’histoire tourmentée, l’ingéniosité et la résilience des communautés qui ont façonné ce village fortifié. Plutôt qu’un décor, Sveti Stefan offre une leçon d’architecture vernaculaire méditerranéenne, où le génie du lieu s’exprime dans la pierre et l’agencement des volumes.
Un village fortifié à l’histoire singulière
Sveti Stefan n’est pas qu’un décor de carte postale. Ce village fortifié résume, à lui seul, des siècles d’histoire mouvementée, de résistance locale et de transformations imposées par les aléas politiques. Son destin, né dans la violence puis modelé par l’ingéniosité de ses bâtisseurs, s’inscrit dans le grand récit des communautés de la côte adriatique. Voici les étapes qui ont forgé l’identité de ce site remarquable.
1. Genèse dans la tourmente : fondation au XVe siècle
L’origine de Sveti Stefan remonte à la seconde moitié du XVe siècle, une époque où la côte monténégrine subit la pression grandissante de l’Empire ottoman. C’est précisément en 1442, qu’un événement fondateur bouleverse le destin de la région de Paštrovići. Les villageois, regroupés en clans soudés par des liens de sang et de solidarité, voient leur territoire menacé par une expédition turque.
Lorsque les troupes ottomanes débarquent sur les plages de l’actuelle presqu’île, leur objectif est clair : conquérir la région et ouvrir la voie vers Kotor, port stratégique de l’Adriatique. Mais l’histoire bascule : les hommes de Paštrovići réussissent à mobiliser une armée de fortune, surprennent l’ennemi, anéantissent la troupe turque, s’emparent de leurs navires et récupèrent un important butin d’or.
Ce trésor est réinvesti collectivement dans la construction d’une forteresse sur le rocher de Sveti Stefan. Cette décision traduit l’esprit communautaire et le sens pratique des habitants. La forteresse s’organise autour de douze maisons en pierre, érigées pour les douze principaux clans de Paštrovići. Au centre, une église orthodoxe dédiée à Saint Stéphane (saint patron protecteur) donne son nom à l’île.

2. Un essor rapide : de la place forte au village animé
Protégée par ses remparts et perchée sur un promontoire rocheux naturellement défendable, Sveti Stefan se développe rapidement. Quelques décennies suffisent pour que le site, d’abord simple refuge, devienne un village prospère. À la fin du XVe siècle, il compte déjà plus d’une centaine de maisons serrées les unes contre les autres, un réseau dense de ruelles pavées et plusieurs petites places publiques.
La population s’accroît vite, jusqu’à atteindre environ quatre cents habitants à l’apogée du village. Deux autres églises orthodoxes s’ajoutent à l’édifice d’origine, renforçant la dimension spirituelle du lieu. Mais Sveti Stefan ne se distingue pas que par ses murailles et clochers : il se dote d’un système judiciaire local, remontant à près de quatre siècles. Dans une région longtemps soumise à la loi du plus fort, ce système fait figure d’exception : il privilégie la médiation et l’organisation communautaire.
La vie économique s’articule autour de la pêche, du commerce côtier et, ponctuellement, de la piraterie : les navires confisqués aux Turcs servent à alimenter le trafic avec l’Italie voisine ou les autres ports de l’Adriatique. L’autonomie du village est jalousement préservée, chaque famille disposant de sa propre maison-forteresse au sein d’une structure collective rigoureusement codifiée.



3. Les bouleversements du XXe siècle : exil et transformation
Si Sveti Stefan traverse les siècles en gardant son caractère fortifié, son destin bascule brutalement à la fin des années 1940, dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale. Sous le régime communiste yougoslave, les autorités identifient l’île comme un site idéal pour la création d’une station balnéaire prestigieuse, destinée à accueillir l’élite politique et artistique du monde entier. Ce projet d’envergure se traduit par une expropriation : les descendants directs des fondateurs sont expulsés de leurs maisons ancestrales, et les habitations sont transformées en suites de luxe, restaurants et équipements hôteliers.
L’île devient alors un symbole d’exclusivité, réservée aux têtes couronnées, stars du cinéma ou dirigeants internationaux. Pendant plus d’un demi-siècle, Sveti Stefan perd ainsi une partie de son identité originelle : l’habitat traditionnel est conservé, mais sa fonction et son tissu social sont bouleversés.
La plupart des anciens habitants, privés de leur patrimoine, s’installent sur le continent, dans une bourgade baptisée elle aussi Sveti Stefan, à proximité immédiate de la presqu’île historique. Si la nostalgie reste vive chez ces familles, la mémoire des fondateurs continue d’animer l’identité locale et les initiatives patrimoniales. Le village fortifié, lui, demeure figé, protégé par ses remparts, témoin silencieux d’une histoire de courage, de cohésion et d’adaptation aux épreuves du temps.

4. Sveti Stefan aujourd’hui : fermeture, attentes et incertitude
À la différence de nombreux villages traditionnels du littoral monténégrin, Sveti Stefan présente aujourd’hui un visage paradoxal : celui d’un site mondialement reconnu, mais inaccessible et vidé de ses habitants. L’île, longtemps symbole de prestige, se retrouve enfermée derrière une grille cadenassée, reflet des tensions modernes entre tourisme, patrimoine et enjeux économiques.
Après avoir accueilli pendant plusieurs décennies visiteurs fortunés et célébrités (de Sophia Loren à Elizabeth Taylor, en passant par la famille royale britannique), Sveti Stefan a fermé ses portes en 2021. Cela ne résulte ni d’un déclin ni d’un désintérêt, mais d’un long conflit opposant l’État monténégrin et la société privée en charge de l’exploitation du complexe hôtelier de luxe (sous l’enseigne Aman).
Au cœur du litige : la gestion des plages, la répartition des revenus liés au tourisme, et la question délicate de l’accès public à ce joyau patrimonial. Les tensions se sont cristallisées autour du partage de l’espace : les plages autrefois réservées à une élite de clients sont désormais ouvertes à tous, mais l’île est fermée au public. Cette situation paradoxale prive les anciens résidents, les visiteurs et les passionnés d’architecture de la possibilité d’accéder au village et d’observer ses maisons en pierre de près.


Côté architecture, la fermeture a permis, dans une certaine mesure, de préserver l’authenticité du site, en le protégeant de la sur-fréquentation et des transformations irréversibles. Pourtant, elle pose aussi la question du sens : un patrimoine figé, privé de vie et de transmission, risque de perdre sa raison d’être.
Les négociations en cours (arbitrées à l’échelle internationale) devraient bientôt aboutir. Beaucoup espèrent que Sveti Stefan retrouvera sa vocation première : être un exemple de restauration exemplaire et un espace de rencontre, ouvert sur le monde, mais respectueux de son histoire et de ses habitants.
Pour l’instant, seuls les abords de l’isthme et les plages publiques permettent d’admirer ces volumes en pierre et l’ingéniosité de son implantation. L’île demeure silencieuse, suspendue entre passé prestigieux et avenir incertain, attendant que les portes se rouvrent sur une nouvelle page de son histoire.

Une architecture de la pierre, entre tradition et adaptation
La pierre calcaire, extraite à proximité, est l’élément principal de la construction. Résistante à l’humidité, elle se prête à la taille manuelle et conserve durablement la fraîcheur à l’intérieur des habitations. Les murs, généralement épais de 60 à 90 cm, assurent une excellente inertie thermique : ils protègent de la chaleur estivale et maintiennent une température stable lors des hivers parfois rudes.
Les maisons de Sveti Stefan se distinguent par leur aspect massif mais unitaire. L’élévation se limite souvent à un ou deux niveaux : le rez-de-chaussée abrite les espaces utilitaires (celliers, entrepôts, abris pour le bétail), tandis que l’étage accueille les pièces à vivre. Ce schéma simple s’explique par la nécessité de limiter la charge sur les fondations, la pierre étant lourde et le terrain, peu profond.
Les toits à deux pans, couverts de tuiles, s’inscrivent dans la tradition adriatique. Leur pente marquée facilite l’évacuation rapide des pluies et protège la charpente en bois contre l’humidité. Les débords de toit sont inexistants, l’espace étant trop précieux pour se permettre des avancées inutiles.

Caractéristiques architecturales des maisons de Sveti Stefan
La maîtrise de la pierre sèche ou hourdée à la chaux est un vrai savoir-faire. Les maçons sélectionnaient les blocs, variant les tailles pour obtenir un assemblage solide sans excès de liant. Les angles des maisons sont généralement renforcés par de grandes pierres d’angle, parfaitement taillées. Cette technique permettait d’absorber les déformations du sol tout en limitant les fissures dans le bâti.
Les fenêtres sont de dimensions modestes. Cette sobriété résulte d’une préoccupation sécuritaire (éviter toute faiblesse dans la structure) et d’une volonté de préserver la fraîcheur intérieure. Les ouvertures, souvent encadrées de pierre de taille, se ferment grâce à des volets pleins en bois massif.
Les portes s’ouvrent directement sur la ruelle ou sur une petite cour intérieure. Faites de planches épaisses, elles sont renforcées par des clous forgés et des ferronneries artisanales. Cet aspect robuste n’empêche pas une certaine élégance, apportée par les arcs en plein cintre ou par des linteaux sculptés.

Influence de l’environnement et adaptation au climat
L’architecture de Sveti Stefan ne saurait être comprise sans prendre en compte les contraintes imposées par la nature environnante. La mer, omniprésente, façonne l’orientation des maisons et la disposition des ouvertures. Les vents marins, parfois violents, imposent des façades pleines au nord et à l’ouest, tandis que les fenêtres s’ouvrent au sud pour bénéficier d’un maximum d’ensoleillement. La configuration en promontoire, isolée du continent, a aussi limité la disponibilité en matériaux. Cela a encouragé la récupération, le remploi de pierres issues d’anciens bâtiments, et l’entretien de chaque élément.
Enfin, l’absence de terrain plat a conduit à une adaptation fine du bâti au relief. Les maisons s’emboîtent, parfois sur plusieurs demi-niveaux, pour suivre les courbes du rocher. Ce mode de construction “en cascade” contribue à l’esthétique unique du village et renforce la cohésion de l’ensemble.







Rénovation et préservation des maisons
Depuis la transformation en complexe hôtelier, la restauration des maisons en pierre de Sveti Stefan est devenue exemplaire en matière de conservation du patrimoine. Les travaux ont privilégié la conservation des volumes d’origine, le maintien des matériaux traditionnels et le respect des techniques artisanales.
La pierre, nettoyée et rejointoyée à la chaux, conserve son aspect patiné. Les menuiseries ont été remplacées à l’identique, et les toitures restaurées dans le respect de la pente et du module des tuiles anciennes. L’intérieur des maisons combine aujourd’hui le charme de l’ancien (murs bruts, voûtes, escaliers de bois) et le confort contemporain, sans dénaturer l’esprit du lieu.
Admirer ce village, c’est renouer avec l’esprit d’une architecture enracinée dans son territoire, respectueuse du passé et ouverte à l’avenir.