Les anciennes maisons de marchand de Matrah s’étendent le long de la corniche. Matrah est un ancien port de pêche de Mascate, la capitale d’Oman. Ces bâtiments sont situés le long de la zone appelée « la corniche ». Les balcons en bois de ces maisons blanchies à la chaux leur donnent du caractère.
Ces demeures sont parmi les plus anciens bâtiments résidentiels d’Oman, certaines datant du 18ème siècle. Ils sont encore plus impressionnant la nuit avec les néons soulignant leur beauté. Beaucoup de ces bâtiments ont été construits par la communauté Lawati qui a immigré d’Inde il y a trois siècles.
Origines historiques et rôle commercial stratégique
Matrah (ou Muttrah), avant de devenir un quartier intégré à la capitale Mascate, fut pendant des siècles le cœur commercial de la côte d’Oman. Situé sur la route maritime reliant l’Inde, la côte swahilie d’Afrique, la Perse et le golfe Persique, son port naturel servait d’escale aux boutres marchands (dhows).
Dès le XVIIᵉ siècle, les Portugais et les Ottomans ont convoité ce port stratégique, mais ce sont surtout les échanges avec l’Inde et Zanzibar qui ont façonné son architecture et son urbanisme. Selon le Ministry of Heritage and Tourism Oman (rapport 2019), Matrah représentait encore au XIXᵉ siècle le principal centre de commerce de dattes et d’encens du Sultanat avant le développement de Mascate.
Les maisons de marchands bordant la corniche témoignent de cet âge d’or commercial : elles appartenaient à des familles influentes, notamment les Lawati, les Khoja et quelques familles arabes d’ascendance baloutche et persane. Leur fonction était double : résidence familiale et entrepôt commercial, avec un accès direct au port. Elles incarnaient ce passé marchand maritime.

La communauté Lawati : un héritage indo-omanais
Les maisons traditionnelles de Matrah sont indissociables de l’histoire des Lawati (ou Lawatia), communauté chiite ismaélienne originaire du Sindh (actuel Pakistan) ayant migré vers Oman entre le XVIIIᵉ et le XIXᵉ siècle. Selon Oman Observer (Heritage of the Lawatia Quarter, 2020), leur installation progressive autour du Quartier Lawatiya a profondément influencé l’art architectural local.
Les Lawati ont introduit :
- Des balcons fermés en bois sculpté appelés mashrabiyas, hérités de l’architecture indo-musulmane
- Des motifs floraux et géométriques inspirés du Gujarat
- Un usage décoratif du bois de teck importé d’Inde
- Des façades organisées autour de cours intérieures pour préserver la fraîcheur
Le quartier Lawatiya est aujourd’hui protégé et mentionné comme secteur patrimonial d’intérêt national dans l’Urban Conservation Plan of Muttrah (Ministry of Housing 2018).


Architecture : fonctionnalité maritime et raffinement
Les anciennes maisons de marchand de Muttrah présentent une architecture portuaire traditionnelle adaptée au climat aride omanais. Elles se caractérisent par :
- Des murs épais en pierre de mer et corail liés par un mortier à base de chaux
- Des toits plats couverts d’un mélange de boue et de gravier, soutenus par des poutres en palmier
- Des ouvertures étroites pour réduire l’ensoleillement
- Des tours de ventilation (barjeel) sur certaines demeures, rare trace d’influence persane
Les façades sont sobres mais élégantes, souvent blanchies à la chaux, tandis que les intérieurs dévoilent des plafonds en bois sculpté, des portes massives cloutées en laiton et des escaliers menant aux terrasses. La disposition typique comprend un rez-de-chaussée dédié au stockage et au commerce, le premier niveau réservé aux salons de réception (majlis), et les étages supérieurs aux appartements familiaux.

Fenêtres, moucharabiehs et motifs en bois sculpté
L’un des traits les plus reconnaissables de la corniche de Matrah est la succession de moucharabiehs en bois des façades donnant sur la mer. Ces balcons fermés, appelés localement rawashin, permettaient :
- De surveiller l’activité portuaire sans être vu
- D’aérer les pièces tout en préservant l’intimité
- De protéger du soleil tout en laissant passer la lumière
Les études de l’Université du Sultan Qaboos soulignent que ces éléments décoratifs sont importants pour la performance thermique passive des bâtiments dans les climats chauds et secs. Ils témoignent d’une tradition constructive durable avant l’arrivée de la climatisation moderne.

Maison de marchand et fonction sociale : le majlis
Dans ces demeures historiques, le majlis occupait une place centrale dans l’organisation sociale et commerciale. Souvent situé près de l’entrée principale, il servait d’espace de réception pour les hôtes, voyageurs et partenaires commerciaux de passage. Sa position stratégique au rez-de-chaussée permettait de mener des discussions d’affaires sans pénétrer dans les espaces privés de la maison, préservant ainsi l’intimité familiale. Ce lieu témoignait du rôle économique des familles marchandes de Muttrah, dont l’influence dépassait les frontières du sultanat grâce à leurs relations commerciales avec Bombay, Karachi, Zanzibar ou Bandar Abbas. C’était un lieu de médiation et de prise de décision.
Le majlis reflétait aussi un certain statut social à travers son décor. On y trouvait des tapis persans, des lampes à huile en laiton, des niches murales servant à exposer porcelaines et coffres venus d’Inde, ainsi que des plafonds en bois sculpté. Le mobilier restait minimal, conformément à la tradition omanaise, avec des coussins disposés au sol le long des murs. Plus qu’une simple pièce, le majlis symbolisait l’hospitalité omanaise (ikram al-daif) et l’éthique marchande fondée sur la confiance et la parole donnée. Aujourd’hui encore, plusieurs majlis restaurés à Muttrah continuent d’accueillir des discussions communautaires ou des événements culturels, perpétuant une tradition sociale ancrée dans la vie quotidienne.

Déclin commercial et transformations modernes
Avec le développement du port de Mina Qaboos en 1974 et plus récemment la relocalisation des activités industrielles vers Sohar, Muttrah a lentement perdu son rôle commercial central.
Beaucoup de maisons de marchand de la corniche ont été abandonnées ou laissées sans entretien. Certaines ont subi des altérations non maîtrisées : ajouts de béton, fenêtres en aluminium, percement de façades anciennes. L’UNESCO a alerté en 2015 sur la détérioration progressive du tissu historique de Muttrah dans le cadre de son observation sur les villes portuaires du Golfe.
La hausse des loyers liée au développement du tourisme a également accéléré le départ de plusieurs familles anciennes, remplacées par des commerces saisonniers et des entrepôts modernes.
Cette pression immobilière a fragilisé l’équilibre social du quartier, entraînant la fermeture de plusieurs maisons traditionnelles faute d’entretien régulier et de transmission familiale.

Restauration et protection patrimoniale
Depuis les années 2000, un mouvement de sauvegarde a émergé. Le Ministry of Heritage and Tourism a inscrit Muttrah dans son programme de préservation architecturale. Des restaurations ont été menées :
- La Maison Bait al-Lawati ouvre désormais pour des visites culturelles
- Bait Al-Fallah a été transformée en maison d’hôtes traditionnelle
- Plus de 120 bâtiments ont été répertoriés comme patrimoine à restaurer
La stratégie vise à promouvoir un tourisme culturel tout en respectant les habitants historiques du quartier. Plusieurs projets pilotes encouragent la restauration à l’identique des façades et la réutilisation des matériaux traditionnels. Des ateliers de charpenterie et de menuiserie ont été relancés afin de préserver le savoir-faire lié aux moucharabiehs et aux portes en teck sculpté. L’objectif est de faire de Muttrah un modèle de réhabilitation durable pour les quartiers historiques du Golfe.

Perspectives : entre tradition et renaissance urbaine
Muttrah attire aujourd’hui architectes, historiens et voyageurs en quête d’authenticité. Le quartier conserve un tissu urbain où la vie quotidienne se mêle à la mémoire maritime. Le marché aux poissons, le souk couvert et les embarcations traditionnelles amarrées au port rappellent que Matrah n’est pas qu’un décor patrimonial mais un lieu encore habité. Cette dimension humaine est au cœur des programmes de sauvegarde récents : la préservation ne doit pas effacer la vie locale, ni marginaliser les familles.
Les autorités locales parlent désormais de “réhabilitation vivante”, où cafés, ateliers d’artisans, résidences et musées cohabitent dans les anciennes demeures de marchands. Cette approche privilégie la réutilisation du bâti plutôt que sa muséification. Plusieurs maisons restaurées abritent désormais de petites galeries, des centres culturels communautaires ou des maisons d’hôtes responsables. Selon un rapport municipal publié en 2023, la corniche pourrait être proposée à terme pour une inscription sur la liste indicative de l’UNESCO, à condition que la réhabilitation respecte l’identité architecturale omanaise et le lien historique de Muttrah avec les routes maritimes de l’océan Indien.