Maison Zekate : architecture et découverte d’une kulla à Gjirokastër

La maison Zekate ne cherche pas l’effet immédiat. Vous arrivez par une ruelle qui grimpe, un mur de pierre à droite, un jardin à gauche. Puis elle apparaît, haute sur son socle, orientée vers la vallée. On comprend vite qu’elle n’est pas qu’un logis. Elle tient du refuge, de la demeure de rang, et du poste d’observation. Construite au début du XIXᵉ siècle pour Beqir Zeko, elle témoigne d’un moment où la ville prospère, où l’on bâtit large, où les familles influentes veulent un lieu solide, familial, et prêt à recevoir.

Vue de l’extérieur, elle impose par sa hauteur. Trois niveaux, deux tours, des murs épais en bas, des étages plus légers au-dessus. La pierre porte, le bois articule, l’ardoise coiffe. Rien de décoratif à outrance en façade : ce n’est pas un palais de ville, c’est une grande maison de montagne, tournée vers l’habitat et l’hospitalité. Et en même temps, tout dit la maîtrise : proportions, assises, régularité des ouvertures.

La « maison Zekate » a été construite dans le style kulla. L’apparence majestueuse de cette maison symbolisait l’élite de l’époque. Cette demeure offre une lecture complète de l’architecture vernaculaire de la ville et du mode de vie de ses habitants il y a plusieurs siècles. L’oda, richement décorée, et le çardak au centre de l’étage supérieur comptent parmi les espaces de vie les plus impressionnants.

Comme souvent avec les maisons traditionnelles de Gjirokastër, la maison s’inscrit dans un système. On y accède par en bas, on regarde la vallée, on se protège du vent. Et surtout, on vit avec le relief, sans chercher à l’aplanir. C’est cette façon d’accepter la pente qui donne son caractère à l’ensemble.

Une silhouette qui s’impose

La maison Zekate ne domine pas par la richesse visible. Elle domine par la masse et la verticalité. Les deux tours encadrent le corps principal. Le socle en pierre semble sortir du terrain. Les niveaux supérieurs avancent légèrement, gagnant quelques mètres utiles sans charger la base.

Quand vous la regardez depuis la rue, vous avez la lecture : bas fermé, haut ouvert. Cela répond au climat et aux habitudes locales. En bas, on stocke, on protège. En haut, on vit, on reçoit. Cette logique structure l’ensemble et évite les ambiguïtés. On voit où l’on entre, où l’on monte, où l’on accueille.

Et si vous avez déjà visité d’autres maisons-tours de la ville, comme la maison Skënduli, vous reconnaîtrez cette posture : la solidité à la base, le regard sur la vallée, la discrétion côté rue.

Anecdote : la grand-mère du propriétaire lui a raconté un jour que, dans toutes les grandes maisons de Gjirokastër, les rivalités duraient si longtemps que, pour la plupart, on ne savait même plus comment elles avaient commencé. La plus célèbre était celle entre les Zekate et les Babameto, qui aurait duré plus de trois cents ans, à l’époque où les seconds étaient chrétiens. L’histoire dit qu’ils se seraient disputés à cause d’un éclair, mais la vraie raison était tout autre. Tout serait parti d’un petit miroir, dont un membre de la famille Babameto se servait pour envoyer des signaux à une jeune fille de la famille Zekate.

Matériaux et assemblage

Côté matériaux, on retrouve le duo local : pierre et bois. La pierre forme des murs épais, posés en assises régulières. Elle supporte le poids du toit et des planchers. Le bois donne la souplesse aux étages, réduit les charges, et permet les saillies. La dalle de pierre couvre le tout, lourde mais fiable.

À l’intérieur, le contraste surprend. Après la rudesse contrôlée des murs, on tombe sur des plafonds moulurés, des peintures fines, des niches travaillées. Ces détails montrent que la famille n’a pas misé que sur la défense ou la durabilité. Elle a aussi cherché le confort et le signe social, mais sans excès.

Fenêtres groupées, volets intérieurs, treillis par endroits. On gère la lumière, on maîtrise l’air, on filtre le soleil. Et l’on sent que cela n’a pas été improvisé. C’est de l’habitude construite sur des générations.

Organisation des pièces

La maison suit une logique : bas utilitaire, haut noble. En entrant, vous traversez un espace de transition qui mène vers les niveaux supérieurs. L’escalier en pierre puis en bois accompagne ce mouvement.

Rez-de-chaussée

En entrant dans la maison on découvre tout d’abord le rez-de-chaussée avec une pièce qui s’appelle katoqi (ou entrepôt) sur la gauche. C’est ici que la famille conservait des biens comme le bois, la pierre à café (celle avec laquelle on broyait le café turc), les crochets pour la viande et d’autres équipements. Cette pièce reste toujours très fraîche et sécurisée, grâce à ses murs hauts et épais.

Au fond sur la gauche, dans un angle près du plafond, on peut voir un passage ressemblant à un tunnel qui relie cette pièce à une pièce du deuxième étage. Ce passage servait en cas d’incendie dans la maison : les membres de la famille pouvaient y jeter leurs objets de valeur et s’y réfugier en cas de danger.

katoqi de la maison zakate

De l’autre côté se trouve le muslluku. Le muslluku était rempli d’eau de pluie pendant l’hiver (sur le toit vous pouvez voir le système qui collecte cette eau). En été, lorsque l’eau était épuisée, on accédait au réservoir du muslluku par une fenêtre située à l’avant de la maison et on le nettoyait. Ainsi, lorsque les premières pluies revenaient, l’eau ne pouvait pas être stockée tant que les toits n’étaient pas nettoyés. Dans les cuves du muslluku, on plaçait une cruche en cuivre pour conserver l’eau fraîche.

Premier étage

À cet étage, vous découvrez tout d’abord un espace de repos, et en même temps l’endroit où les filles, les femmes et les enfants se retrouvaient et passaient la journée. Dans cet endroit, les enfants pouvaient jouer et les filles faisaient de la broderie ou d’autres travaux tout en discutant ensemble.

maison zekate espace de repos des femmes

La pièce qui se trouve juste à côté s’appelait qilari i zahirese. Zahire désigne une pièce où l’on conservait les aliments préparés ou stockés pour l’hiver, cun peu omme un garde-manger. La nourriture pour toute la maison était entreposée ici. On y déposait des récipients contenant du trahana, des réserves de blé, de maïs et d’autres aliments nécessaires à la famille. Cette pièce possède deux cachettes secrètes sous le sol, qui servaient à garder les aliments au frais et à cacher des personnes ou des objets.

qilari i zahirese de la maison zekate

Cachette secrète 1 : cette pièce s’appelait bimsa et servait autrefois de « réfrigérateur ». En descendant l’escalier sous le plancher, on accède à une petite pièce où l’on conservait des aliments frais, comme les produits laitiers, la viande, etc. Un tapis était posé sur la trappe pour qu’elle ne soit pas visible.

Cachette secrète 2 : par cette ouverture (une petite porte), on pouvait entrer et circuler tout autour de la pièce. Cette porte était invisible, car elle était toujours recouverte du mindere (le mindere désignait un matelas fin, autrefois rempli de paille, utilisé comme siège, un peu comme un canapé).

Deuxième étage

À cet étage, au troisième niveau, se trouvent ce que l’on appelait les « pièces d’hiver ». Ces pièces sont plus basses et disposent de fenêtres plus petites, ce qui les rendait plus chaudes et plus rapides à chauffer en hiver. Le style ottoman caractérise toutes les pièces de la maison. Elles possèdent toutes des cheminées, des placards, des mindere (banquettes au ras du sol), des vitraux colorés décoratifs pour réfléchir la lumière, ainsi que des toilettes turques et des douches à l’intérieur des chambres.

Le soir, on sortait les matelas et on les posait au sol. Le jour, on rangeait ces matelas dans les placards appelés musandara. Ces placards contiennent aussi de petites marches permettant de monter vers un mini-balcon intérieur, où l’on rangeait divers objets et où les enfants pouvaient dormir.

pièce intérieure de la maison zekate

La pièce ci-dessous se trouve au-dessus du dépôt et c’est la seule pièce dotée d’un sol en pierre ; les autres ayant un sol en bois. Elle a une autre particularité : c’est la seule qui possède un hammam.

Le hammam est une petite pièce construite derrière la cheminée. Au bas de la cheminée, on peut voir un trou dans le mur qui mène à cette pièce située derrière.

Pour produire de la vapeur, on plaçait un grand récipient d’eau à chauffer. Toute la vapeur dégagée passait par un tuyau dans la pièce à l’arrière, créant ainsi un bain turc (hamam).

pièce de la maison zekate

Troisième étage

À cet étage, le quatrième niveau, se trouve le balcon qui relie les deux tours de la maison ; il était appelé kamerie. La vue sur la ville depuis ce balcon est tout simplement remarquable.

terrasse de la maison zekate

À ce niveau se trouvent aussi trois pièces reliées par une grande salle. L’une est la salle de réception des invités (oda) et les deux autres, situées d’un côté, étaient appelées « pièces d’été ». Ces pièces reprennent le même style que les autres, mais on les nommait ainsi car elles sont plus spacieuses, avec des fenêtres plus hautes, et elles restaient plus fraîches. On les appelait odat e beharit (« chambres d’été »).

Des paniers remplis de fruits (grenades, poires, raisins, figues, noix et autres fruits de saison) étaient disposés dans cette salle lors des jours de fête et des mariages. On y trouvait également un récipient et une bouilloire pour permettre aux invités assis à table de se laver les mains.

La salle de réception

La salle de réception des invités était entièrement aménagée avec du linge blanc, des coussins brodés, des rideaux brodés et de grands tapis. Les murs conservent encore des peintures murales représentant des paniers de fruits et des fleurs, symboles de bien-être, de richesse et de santé à l’époque. La cheminée de cette pièce est unique : elle est entièrement décorée, avec des motifs de fruits sculptés et peints, bien que tous n’aient pas survécu au temps. La pièce possède deux plafonds sculptés et peints.

Cette pièce était toujours préparée avec une table au centre, avec des verres, des cuillères et des fourchettes en ivoire, etc. Elle possède également une musandara (placard-mezzanine). Comme dans les autres pièces, un petit escalier intérieur mène à un balcon miniature donnant sur la pièce, celui-ci est entièrement peint, et le bois y est sculpté en forme de branches de vigne.

Autrefois, lors des mariages, ce lieu était fermé par des rideaux et la mariée s’y tenait, à l’abri des regards, jusqu’au moment où le marié arrivait. En d’autres occasions festives, la pièce était pleine d’enfants et de jeunes filles. La Mosquée Bleue d’Istanbul était peinte sur une partie du mur ; un coin de cette peinture est encore visible, car le reste a été détruit par un bombardement qui a frappé l’arrière de la maison.

salle de réception de la maison zekate

Le balcon

Le balcon de la maison Zekate, c’est l’endroit (et le siège) où seul le maître de la maison s’asseyait. Depuis ici, il observait les travailleurs sur ses terres. La vue sur les environs est tout simplement exceptionnelle.

vue sur la ville de Gjirokastër depuis la maison zekate

Une maison liée au pouvoir local

La maison porte le nom « Zeko » du nom de la famille et fut offerte au chef (propriétaire) de cette maison, Beqir Zeko. Cette habitation est un cadeau d’Ali Pacha à Beqir Zeko, qui était l’un de ses hommes de confiance. En son honneur, Ali Pacha fit construire cette maison-tour pour lui. Beqir Zeko n’était donc pas un simple propriétaire. Il appartenait à une élite locale proche du cercle d’Ali Pacha. On comprend pourquoi la maison allie protection, gestion de la maisonnée, réception, et affirmation de statut.

Pour autant, l’affirmation ne prend pas la forme de grandes façades ouvragées. Elle passe par l’échelle, la qualité de construction et le raffinement des intérieurs. La maison Zekate tient plus de la forteresse domestique que du palais urbain. Et c’est cette retenue qui la rend convaincante.

Un intérieur pensé pour la vie quotidienne

La maison Zekate n’est pas un décor figé. On y sent les gestes anciens : allumer le foyer, servir le café, ouvrir la fenêtre pour laisser entrer l’air du soir, tirer le rideau pour préserver l’intimité. Les niches murales gardent les objets utiles. Les coffres ferment les affaires importantes. Les tapis isolent du froid.

Ce n’est pas un luxe ostentatoire. C’est un confort organisé. La beauté naît de l’usage : plafond peint, bois poli par les mains, pierres lissées au passage. On sent la longue durée.

Lors d’une visite, on entend parfois un guide raconter que les familles savaient exactement où asseoir chaque invité, selon l’âge, le statut, le lien. Le bâtiment accompagne ce protocole sans rigidité.

fenêtre lavabo dans la maison zekate
Cette fenêtre fait également office de lavabo et permettait à la famille de se laver les mains avant d’entrer dans la pièce.

Vivre et préserver aujourd’hui

La maison Zekate est ouverte aux visiteurs. C’est un musée incontournable de la ville. Cette maison respire. On y entend des pas, des voix, parfois un rire dans la cour. Cela change tout pour la perception : le bâtiment n’est pas un vestige, loin de là, mais un lieu encore habité par l’attention humaine.

Sa préservation demande du travail : toiture vérifiée, charpente ventilée, joints entretenus. Rien d’exotique. Juste des gestes réguliers. Et une idée simple : ne pas forcer le matériau, le comprendre.

La modernisation peut tenter. Ajouter du ciment, du plastique, du métal brillant. Mais la maison Zekate rappelle que la durabilité tient au respect des logiques initiales. Eau loin des fondations, air qui circule, poids maîtrisé. Ce n’est pas du folklore, c’est un savoir-faire pratique.

entrée de la maison zekate

Ce que l’on retient après la visite

Vous repartez en gardant deux images. La première : la façade immense, presque austère, qui regarde la vallée. La seconde : la grande salle de réception des invités lumineuse, où le plafond parle d’une histoire locale et où l’on imagine facilement un plateau de café posé au milieu des invités.

Et peut-être une pensée : une maison peut être solide sans lourdeur, accueillante sans ostentation, enracinée sans nostalgie. La maison Zekate le montre sans discours. Elle tient par ce qu’elle est, par ce qu’elle a traversé, et par les personnes qui continuent à la maintenir debout.

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