La maison Skënduli : une habitation historique au cœur de Gjirokastër

Au pied de la citadelle, la maison Skënduli s’élève dans le quartier de Palorto. Elle ne cherche pas à impressionner par sa taille, mais par la précision de sa composition. Construite au début du XVIIIᵉ siècle, cette habitation l’un des exemples les plus complets de l’habitat noble ottoman en Albanie du Sud. Ses volumes, ses matériaux et ses usages montrent la vie d’une grande famille locale.

La maison Skënduli n’est pas un monument isolé. C’est une pièce d’un ensemble : celui des kullë, ces maisons-tours traditionnelles qui forment le paysage de Gjirokastër, tout comme la maison Zekate. Chaque étage a une fonction, chaque ouverture une raison. Rien n’est laissé au hasard.

À Palorto, non loin de la citadelle, la maison Skënduli offre un concentré d’architecture domestique ottomane adaptée à la montagne. Elle n’écrase pas la rue. Elle se cale dans la pente, travaille la pierre, le bois, et joue avec la lumière. Construite en 1700 par Skënder Skënduli, elle a connu une restauration partielle en 1827 sur la façade de l’étage supérieur. Elle se visite encore aujourd’hui avec les descendants, ce qui permet de comprendre la maison par l’usage autant que par la forme.

Chiffres, accès et silhouette

Quelques chiffres : 64 fenêtres, 44 portes, 9 cheminées, 6 toilettes et 4 hammams. Le nombre de cheminées dit l’ampleur de la vie intérieure et le rang de la famille. La façade présente deux entrées : la porte haute, en tête d’escalier, pour les habitants et les invités, la porte basse pour les bêtes de bât.

En haut, un balcon de liaison (le kamerie) relie les deux tours et ouvre largement la vue sur la ville. Par beau temps, c’est un poste d’observation et un lieu de sociabilité. Des fragments de mosaïques évoquent les liens commerciaux avec Venise : un détail parlant sur l’ouverture de la maison au-delà de la vallée.

Matériaux, défense et toit en lauzes

La maison-tour est solide avant tout. Les murs d’un mètre d’épaisseur, les meurtrières près des portails et les verrous de bois renforcés sont autant d’indices d’une architecture qui protège.

Au-dessus, le toit en dalles de pierre épaisses (lauzes) repose sur un lattis complexe de poutres. On peut en saisir la logique en regardant la charpente depuis l’accès du comble. Ces toits minéraux forment l’horizon de Gjirokastër ; la pierre vient des pentes qui dominent la ville.

L’eau de pluie n’était pas perdue. Les toitures la guidaient vers une grande citerne intégrée (muslluku). Peu de maisons disposaient d’un puits, cette citerne assurait l’eau de la maisonnée nombreuse et était enterrée, donc à l’abri en temps troublés. L’eau servait ensuite à la cuisine, aux bains, etc.

Deux réseaux d’escaliers, une circulation lisible

Une particularité de la maison Skënduli est la présence de deux escaliers distincts :

  • Un escalier plus large, destiné aux déplacements extérieurs et aux activités domestiques.
  • Un escalier plus étroit, réservé à la circulation intérieure, qui offrait aux membres de la famille davantage d’intimité et un passage entre les pièces les plus chaudes de la maison.

Cet escalier interne mène également à l’espace du grenier (papafingo), où l’on conservait les couvertures d’hiver et d’où l’on accédait à la charpente complexe en bois soutenant le toit en lauzes. On peut observer cette structure en regardant à travers la porte qui relie l’escalier à la toiture.

Un couloir de service longe les pièces nobles : on y circulait pour la cuisine et le nettoyage, avec des liaisons directes vers le four et les latrines. La maison est donc hiérarchisée sans être labyrinthique : chacun sait par où passer selon l’heure, la saison et le rôle.

maison Skënduli

Façade : entre symbole et maîtrise artisanale

La maison Skënduli fait partie des rares demeures de Gjirokastër à avoir conservé des peintures extérieures d’origine. Sur les deux ailes, on distingue encore des motifs floraux et des figures animales, aujourd’hui atténués par le temps. Notamment un chasseur visant un chevreuil, symbole ancien associé au culte du soleil. Ce thème, présent dans d’autres régions balkaniques, exprime la vitalité et la maîtrise du destin.

Ces fresques n’étaient pas purement décoratives. Elles signalaient la prospérité de la famille, mais aussi son éducation et son ouverture culturelle. Les artisans engagés pour les réaliser venaient probablement de Berat ou de Korca, villes réputées pour leurs peintres de façades au XVIIIᵉ siècle. On reconnaît dans leurs gestes la précision du tracé, l’usage de pigments minéraux et la recherche d’équilibre.

Les peintures s’accompagnaient d’éléments sculptés en pierre et en bois : encadrements de fenêtres, linteaux, piliers du balcon. Ces détails relient la maison à une tradition où l’ornement n’est pas un ajout, mais une extension naturelle de la construction. Aujourd’hui encore, quand la lumière de l’après-midi frappe la façade, les restes de ces décors se lisent comme une ombre colorée sur la pierre.

peinture sur la façade de la maison Skëndul

Niveaux et saisons : hiver chaud, été aéré

Les étages d’habitation se répondent en symétrie.

  • Au troisième niveau : les pièces d’hiver sont plus basses, avec fenêtres réduites. Elles chauffent vite. On y trouve cheminées, vitres colorées qui régulent la lumière, toilettes turques et douches intégrées. Les banquettes basses (mindere) longent les murs et servent d’assise le jour.
  • Au quatrième niveau : la grande salle centrale s’ouvre sur le kamerie. Deux « pièces d’été » (odat e beharit) plus hautes et plus fraîches complètent l’étage. Lors des fêtes et des mariages, des paniers de fruits (grenades, poires, raisins, figues, noix…) garnissaient la salle, avec un récipient et une bouilloire pour que les convives se lavent les mains à table.

Dans la journée, femmes et enfants occupaient un espace de repos dédié : les enfants jouaient, les filles brodaient. Une fenêtre-lavabo permettait de rincer mains et pieds avant d’entrer.

Le rez et les réserves : katoqi, zahire et cachettes

Le bas de la maison concentre l’intendance.

  • Le katoqi (entrepôt) servait au bois, à la pierre à café pour moudre, aux crochets à viande et aux outils. On y trouvait aussi des réserves d’huile, de blé et de lentilles dans des jarres en terre cuite.
  • La pièce de provisions d’hiver, le qilari i zahiresë, tenait le rôle de garde-manger. On y conservait les pots de trahana, ainsi que les réserves de blé et de maïs pour la famille.
  • Deux cachettes existent sous le plancher. La bimsa servait de « réfrigérateur » domestique pour les produits frais (laitages, viande). Une petite porte dissimulée derrière des mindere permettait d’entrer et de tourner autour de la pièce sans être vu. Un tapis masquait la trappe.

Le muslluku se remplissait aux pluies d’hiver. En été, on nettoyait le réservoir par une fenêtre de service avant la reprise des averses. On y déposait une cruche en cuivre pour garder l’eau fraîche.

cuisine de la maison Skënduli

La grande salle et les chambres d’invités

L’étage supérieur réunit la plupart des pièces, dont la chambre du couple et la « chambre de la mariée », appelée Grande Salle. C’est la plus vaste, la plus belle et la plus ornée. Seize fenêtres l’éclairent. Une partie du plancher est surélevée : la place d’honneur pour les invités de marque.

Les chambres d’hôtes possèdent des placards-mezzanines appelés musandara. Ils stockent le linge et la literie et abritent de petites échelles menant à un niveau intermédiaire, le dhipato, qui sert de balcon intérieur. Dans la Grande Salle, ce balcon est peint et ses pièces de bois sont sculptées.

Lors des mariages, un dispositif de rideaux isolait ce balcon : la mariée s’y tenait, hors de vue, jusqu’à l’arrivée du marié. Aux autres fêtes, l’endroit se remplissait d’enfants et de jeunes filles.

Un décor peint de la Mosquée Bleue d’Istanbul ornait autrefois un mur ; un fragment subsiste, le reste ayant disparu lors d’un bombardement qui a aussi endommagé l’arrière de la maison.

Foyers, hammams et « pièce du feu »

Ici, la cheminée n’est pas un simple foyer. C’est un organe technique. Dans l’une des salles, un petit hammam est construit derrière la hotte. Au pied de la cheminée, une ouverture dans le mur mène à cette pièce. Pour la vapeur, on chauffait un grand récipient d’eau ; la vapeur passait dans un conduit vers la pièce du bain. La maison compte quatre hammams au total, chose rare à l’échelle domestique.

À l’arrière de l’étage, la « Salle du Feu » servait de chambre d’hiver du couple. Le foyer y chauffait le bain voisin. En face, une autre chambre d’apparat, très décorée, était réservée aux femmes.

maison Skënduli hammam

Décors, meubles et usages du quotidien

Les cheminées de réception étaient autrefois sculptées et peintes. Certaines plafonneries combinent reliefs et couleurs. Dans la chambre d’hôtes principale, on a relevé deux plafonds sculptés et peints.

La pièce était dressée avec du linge blanc, des coussins et des rideaux brodés, des tapis épais, des verres et des couverts en ivoire. On y lisait le bien-être recherché à l’époque : corbeilles de fruits et fleurs peintes au mur, symboles de santé et de prospérité. Un siège réservé au maître de maison lui offrait une vue directe sur ses terres et les travaux agricoles. Le message est : accueillir, gouverner, et veiller.

Ce que la visite vous apprend

En visitant la maison Skënduli, vous découvrez une habitation où la pierre stabilise, le bois assouplit, et la lauze protège. La pente ordonne les parcours et le climat dicte la taille des fenêtres, la hauteur des plafonds et le choix des pièces selon la saison. Les réserves, les cachettes, la citerne, le réseau d’escaliers et les espaces de bain forment un système cohérent. Rien d’esotérique. Tout est pensé pour vivre nombreux dans le confort, recevoir, économiser l’eau, garder la fraîcheur et assurer la sécurité.

Si vous préparez une visite, prenez le temps de :

  • passer par les réserves du bas (katoqi, zahire) pour comprendre l’autonomie domestique.
  • lever les yeux dans la Grande Salle pour remarquer le balcon et le travail du bois.
  • jeter un coup d’œil aux toits et à la charpente depuis le passage du comble.
  • repérer la citerne et écouter le récit du nettoyage d’été.
  • regarder les traces de mosaïque liées à Venise.
maison Skënduli intérieur

En sortant, on comprend que la maison Skënduli n’a pas été faite pour impressionner. Elle a été bâtie pour durer, défendre, abriter et rendre la vie plus simple sur un terrain difficile. Et même vide, elle garde quelque chose d’humain : une logique claire, presque tranquille, qui fait encore sens aujourd’hui.

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