Au nord-ouest du Salvador, dans la municipalité rurale de Santiago de la Frontera, une maison interpelle dès le premier regard. Posée à flanc de route, peinte dans des teintes vives rose et turquoise, moulurée de blanc, c’est un objet architectural singulier. Les internautes qui l’ont découverte sur Pinterest l’ont surnommée « Gaudi House », en référence au célèbre architecte catalan Antoni Gaudí. Si cette filiation est anecdotique, l’édifice témoigne surtout d’un phénomène souvent ignoré : l’expression créative de l’architecture vernaculaire en Amérique centrale, nourrie d’inventivité locale et d’une liberté assumée.
Si vous aimez les couleurs, découvrez les peintures murales d’Ataco.
Une architecture sans architecte, mais pas sans style
Cette maison relève de ce que l’on pourrait nommer architecture spontanée ou architecture populaire évolutive. Elle n’émane vraisemblablement pas d’un bureau d’étude, mais plutôt d’une auto-construction progressive, typique des classes moyennes rurales d’Amérique centrale qui bâtissent au fil des moyens. Cependant, contrairement à de nombreuses maisons, celle-ci a une ambition esthétique évidente.
La base du bâtiment, en maçonnerie de pierre brute, sert de soubassement solide pour répondre aux contraintes du terrain irrégulier et peut-être au ruissellement saisonnier.
Le niveau supérieur adopte une structure en béton avec remplissage d’enduit coloré, solution courante depuis les années 1980 dans la région. Mais c’est la composition qui surprend : plan polygonal, avancées arrondies, balcon périphérique et une succession d’arcades à balustres moulés. Cette combinaison évoque un mélange de registres – néo-colonial populaire et fantaisie baroque tropicale.
Couleurs et décor : un manifeste visuel
Impossible d’ignorer le rôle de la couleur dans cette architecture. Le contraste entre turquoise et rose fuchsia, souligné par des encadrements et garde-corps blancs, compose une façade vibrante. Ce traitement chromatique n’est pas un simple caprice : il s’inscrit dans une tradition culturelle régionale. Dans de nombreux villages du Salvador, du Guatemala ou du Mexique, la polychromie exprime la joie, la fierté et la personnalisation de l’espace domestique. Ici, elle devient un vecteur identitaire.
Le garde-corps circulaire, moulé sur mesure, renforce cette volonté ornementale. Les petites ouvertures hexagonales et les encadrements géométriques traduisent un usage décoratif très libre, presque artisanat architectural. On ne cherche pas la symétrie parfaite ni les proportions canoniques : c’est l’expression personnelle qui prend le pas sur les règles académiques.
Une influence gaudienne… ou un malentendu esthétique ?
Le surnom de « Gaudi House » vient sans doute de plusieurs éléments : l’usage du courbe, la recherche d’effets plastiques, et la couleur expressive. Pourtant, l’influence de Gaudí au sens historique et technique reste improbable. On se trouve ici face à un syncrétisme local, davantage lié au goût populaire latino-américain pour les formes vivantes et expressives qu’à un héritage moderniste catalan.
Cette référence en dit toutefois long sur notre perception de l’architecture : lorsque la créativité sort du cadre académique, on l’associe spontanément à l’œuvre d’un grand nom. Pourtant, cette maison s’inscrit dans une autre histoire, tout aussi intéressante : celle de l’esthétique vernaculaire libre.
Un exemple d’architecture affective
Qu’on l’aime ou qu’on la critique, cette maison incarne une architecture affective. Elle ne cherche pas la discrétion ni le minimalisme contemporain : elle affirme l’attachement à l’habiter, la personnalisation du foyer, le désir de monumentalité domestique, même à petite échelle. Elle témoigne d’une économie modeste, mais aussi d’une ambition émotionnelle forte. Elle raconte la valeur symbolique du foyer dans les sociétés rurales salvadoriennes : un lieu de vie, mais aussi une projection de soi.
Cette maison colorée de Santiago de la Frontera n’est pas un caprice exotique : c’est une pièce d’architecture populaire expressive, témoin d’un territoire, d’une culture constructive locale et d’une esthétique assumée. Elle mérite d’être regardée autrement que comme une curiosité Pinterest. Elle ouvre un sujet passionnant : la créativité architecturale hors des circuits officiels.