Holašovice : un laboratoire de l’architecture rurale baroque

Quand vous arrivez à Holašovice, vous avez l’impression d’entrer dans une maquette grandeur nature. Tout est lisible : la grande place-herbage, les façades alignées, les pignons décorés, l’étang, la petite chapelle. Rien ne semble discordant, et pourtant le village n’est pas un décor. Des habitants y vivent, des tracteurs passent, des touristes prennent des photos, des enfants jouent autour du bassin.

Ce village du sud de la Bohême, à une quinzaine de kilomètres de České Budějovice, est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1998. Les experts y voient un exemple très complet de village centre-européen, avec un plan médiéval conservé et un grand ensemble de bâtiments des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles dans le style qu’on appelle ici « baroque rural » ou « baroque paysan ». Holašovice est donc un terrain d’observation idéal. Si vous vous intéressez à l’architecture rurale, vous pouvez y lire, en quelques pas, des questions qui concernent beaucoup d’autres paysages agricoles : comment on organise le travail, comment on montre sa réussite, comment on restaure aujourd’hui sans tout effacer.

Un village médiéval conservé dans son plan

Holašovice est mentionné dès 1263. Au XIIIᵉ siècle, le roi Venceslas II offre le village à l’abbaye cistercienne de Vyšší Brod, qui va le gérer pendant des siècles. Le découpage parcellaire se met alors en place : de grandes fermes alignées autour d’une place rectangulaire, avec les champs à l’arrière.

Au début du XVIᵉ siècle, une épidémie de peste balaie presque toute la population du village. Selon les archives, seuls deux habitants survivent. Une colonne commémorative au nord du village rappelle cet épisode tragique. L’abbaye repeuple ensuite Holašovice avec des colons venus de Bavière et d’Autriche. Le village devient un îlot germanophone dans une région majoritairement tchèque.

Ce qui frappe, quand on regarde un plan, c’est la stabilité de cette organisation. Les études menées pour le dossier UNESCO insistent sur le maintien du tracé médiéval, des limites de parcelles et de la forme de la place, fixés au XIXᵉ siècle et peu modifiés depuis. On voit bien que les agrandissements modernes ont été absorbés sans bouleverser cette structure. Et cela explique pourquoi le village donne encore aujourd’hui cette impression d’un ensemble posé depuis longtemps, sans ruptures visibles.

Quand le baroque arrive à la campagne

Les maisons qui entourent la place ne datent pas du Moyen Âge. La plupart ont été reconstruites ou énormément remaniées entre la fin du XVIIIᵉ siècle et la seconde moitié du XIXᵉ siècle. À ce moment-là, la Bohême du Sud connaît une phase de prospérité agricole. Les paysans investissent dans leurs bâtiments et adoptent un vocabulaire décoratif inspiré du baroque et du classicisme urbains.

On parle alors de « baroque rural » (selské baroko). Le terme est un peu trompeur : il ne s’agit pas d’un baroque de palais transposé tel quel à la ferme, mais plutôt d’un langage décoratif adapté à des volumes agricoles. Le livret édité par l’office du tourisme tchèque sur les sites UNESCO décrit des façades à pignons arrondis, frontons courbes, niches, pilastres en faible relief, soulignés par des filets de couleur.

Vous avez donc un contraste intéressant : derrière les façades, des maisons fonctionnelles, conçues pour stocker, loger, abriter le bétail. Devant, un mur composé, qui aligne les ambitions et les goûts décoratifs de toute une communauté rurale. Ce contraste se lit d’autant mieux que les bâtiments ont rarement changé de gabarit depuis leur dernière grande transformation. Cela donne aux façades un rôle presque narratif, comme si chaque famille y avait laissé une signature visible depuis la place.

La place-village, un manuel d’urbanisme villageois

Le cœur du village, c’est sa grande place rectangulaire, de l’ordre de 70 mètres de largeur. On y trouve l’étang, une chapelle dédiée à saint Jean Népomucène (1755), un petit calvaire, quelques arbres. Autour, les façades des fermes se répondent. Les pignons montrent des variations décoratives, mais les hauteurs, les alignements, la couleur de fond (blanc ou crème) donnent une impression d’ensemble cohérente.

Pour un visiteur, quelques minutes suffisent pour comprendre le rôle de cet espace central. C’est une aire de circulation, de pâturage, de stockage temporaire, mais aussi un lieu cérémoniel. Les processions, les fêtes de village, les commémorations s’y déroulent encore aujourd’hui. Les chercheurs qui ont travaillé sur Holašovice pour le vingt-cinquième anniversaire de son inscription à l’UNESCO insistent sur cette fonction sociale, indissociable du cadre bâti. Cela se ressent encore quand vous traversez la place.

Un détail amusant frappe souvent les visiteurs : la taille modeste de la chapelle, presque perdue dans la largeur de la place. Ce contraste renforce encore plus la perception d’une architecture où le quotidien agricole tient une grande place, même dans le centre symbolique du village.

Holašovice

Les fermes en U : une organisation très rationnelle

Les fermes de Holašovice adoptent pour la plupart un plan en U. Du côté de la place, la maison d’habitation et l’étable. Au fond, la grange ou le bâtiment de stockage. Sur le troisième côté, divers locaux, selon l’activité de la ferme. Un portail voûté ferme le tout et constitue, avec le pignon, la partie la plus visible depuis l’espace public. Ce schéma revient d’une ferme à l’autre avec régularité.

Ce dispositif permet de séparer l’univers de la place et celui de la cour de travail. Quand on franchit le portail, on passe d’un monde à l’autre : devant, la façade presque théâtrale, avec son horloge ou sa niche ; derrière, un espace très pragmatique, avec les tas de bois, le fumier, les outils.

Dans un catalogue consacré à l’architecture rurale de Bohême du Sud, plusieurs auteurs comparent ces fermes en U à des « machines agricoles » : chaque aile remplit une fonction bien précise et relie la maison aux champs. Cette idée se lit encore très bien à Holašovice, où les dépendances n’ont pas été démolies pour faire place à des garages individuels ou à des extensions désordonnées.

Façades, pignons, portails : un décor très codé

Si vous marchez lentement le long de la place, vous verrez que les pignons ne sont pas tous identiques. Certains jouent sur des formes arrondies, d’autres sur des triangles plus stricts. On trouve des pilastres plats, des corniches en relief, parfois une niche avec une statue, parfois une date ou un monogramme. Les couleurs se limitent en général à quelques teintes : ocre, jaune pâle, bleu, gris clair, qui soulignent les moulures sur un fond blanc ou crème. Cette variété donne un rythme à tout le pourtour de la place.

Les inscriptions donnent souvent la date de la dernière grande transformation, mais elles peuvent aussi porter des devises pieuses ou morales. Dans d’autres villages de Bohême du Sud, des maisons signées par les mêmes maçons portent des textes plus développés, presque des mini-sermons sur la façade.

Un urbaniste tchèque cité dans le catalogue « The Village of Holašovice in the Context of South Bohemian Rural Architecture » rappelle que ce décor a une fonction de communication interne : les habitants savent qui a rénové quand, qui a les moyens de suivre la mode, qui choisit au contraire un registre plus sobre. Ce jeu de signes circule toujours dans les conversations du village.

pignon maison baroque rural Holasovice

Jakub Bursa et les maçons itinérants

On ne comprend pas le baroque rural de la région sans parler des maçons itinérants. Le plus connu d’entre eux est Jakub Bursa (1813-1884), originaire de Dolní Nekvasovice. Ce maître maçon a décoré de nombreux pignons dans toute la Bohême du Sud, au point que plusieurs itinéraires touristiques portent son nom. Son influence se devine et se voit encore dans plusieurs détails de façade.

Une partie des formes présentes à Holašovice circule ainsi d’un village à l’autre, portée par ces artisans qui vont de chantier en chantier. Ils arrivent avec des modèles, des habitudes, parfois des croquis. Les paysans discutent, demandent tel fronton vu dans un village voisin, adaptent la composition à leur façade. Cette circulation rend les villages de la région étonnamment connectés entre eux.

En 2013, des évènements ont été organisées pour le bicentenaire de la naissance de Bursa, avec visites guidées et conférences sur l’architecture rurale. Cela montre que ce patrimoine n’est pas uniquement un décor pour visiteurs étrangers, mais un sujet de fierté et de débat pour les habitants de la région.

Un village déserté, puis restauré

Après la Seconde Guerre mondiale, l’expulsion des populations germanophones entraîne le départ de la plupart des habitants de Holašovice. Beaucoup de fermes restent sans occupants, et le village se vide. Pendant la période communiste, le site n’attire guère l’attention. Plusieurs bâtiments se dégradent, certains sont menacés. Et l’ensemble du village perd alors presque tout son dynamisme.

À partir des années 1990, la situation change. Les services du patrimoine, les collectivités locales et de nouveaux propriétaires se mobilisent. Le village est restauré, dans un esprit de conservation assez strict : pas de surélévations agressives, pas de bardages modernes sur les façades de la place, pas de percements incontrôlés. L’inscription à l’UNESCO en 1998 vient renforcer cette dynamique.

Une étude menée pour le programme UNESCO souligne un point qui peut intéresser tout passionné de patrimoine architectural : le village de Holašovice a été choisi aussi parce qu’il s’agit d’un village habité, pas d’un musée à ciel ouvert entièrement transformé en gîtes ou en boutiques.

maisons baroques à Holašovice

Vivre aujourd’hui dans un décor protégé

Comment vit-on dans une ferme baroque classée ? Les habitants interrogés par la radio publique tchèque dans les années 2000 expliquent qu’ils doivent composer avec deux niveaux d’exigence : les besoins d’une famille actuelle et les règles imposées par la protection.

Remplacer une fenêtre, ouvrir une porte vers le jardin, transformer une étable en chambre d’amis demande des démarches supplémentaires. Le chauffage, l’isolation, les réseaux posent des questions concrètes. Et pourtant, plusieurs témoignages soulignent le sentiment de vivre dans un cadre cohérent, avec des volumes généreux, une cour fermée, une relation directe au paysage agricole.

Pour les visiteurs, cette vie quotidienne se devine derrière les façades. On aperçoit du linge, des jouets, une remorque, des chaises de jardin. Le patrimoine n’est pas figé comme sur une carte postale : il continue à servir de support à des usages ordinaires, avec toutes les tensions que cela suppose.

Un laboratoire pour le patrimoine rural européen

Pourquoi parler de « laboratoire » à propos de Holašovice ? Parce que ce village permet de tester, à taille humaine, des questions qui se posent partout où l’on veut conserver un bâti rural encore habité.

D’un côté, il y a des règles strictes, liées au statut UNESCO et au classement national. Elles encadrent les restaurations, matériaux, couleurs et volumes. D’un autre côté, il y a les besoins actuels : transformer une grange en hébergement, accueillir des touristes, aménager des sanitaires, garer des véhicules, installer un réseau internet fiable. Les acteurs locaux doivent ajuster en permanence ces deux logiques.

Les chercheurs qui ont travaillé sur l’architecture rurale de Bohême du Sud insistent sur l’intérêt de cette situation. Holašovice sert de référence pour d’autres villages qui possèdent des ensembles de baroque rural, mais qui n’ont pas le même niveau de protection. Les débats sur les fenêtres en PVC, sur la couleur des enduits, sur la place des équipements touristiques y sont suivis avec attention.

Pour finir, si vous vous intéressez à l’architecture, Holašovice mérite le détour. En quelques heures, vous pouvez observer un plan médiéval, un langage décoratif rural, les traces d’une histoire compliquée et les choix très concrets posés par la conservation d’un village encore habité. Vous repartez avec l’impression d’avoir regardé, en direct, la manière dont une communauté négocie avec son propre passé bâti.

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