Au cœur des vallées fertiles de Chitwan, de Tanahun ou encore de Nawalpur, surgissent parfois, entre deux champs de maïs ou de riz, des maisons d’un autre temps. Leur forme arrondie, leurs toits superposés de chaume et leurs murs d’argile rouge et blanche attirent l’œil. Ce sont les Ghumaune Ghar, les maisons traditionnelles du peuple Darai, une des plus anciennes communautés autochtones du centre-sud du Népal. Ces constructions à l’architecture unique, fonctionnelle et symbolique, témoignent d’un rapport entre les habitants, leur territoire et leur culture. Hélas, elles sont en voie d’extinction.
Une architecture circulaire, ancrée dans le paysage
Le mot “ghumaune” signifie “qui tourne” ou “circulaire” en népalais. Ces maisons ne sont pas mobiles, mais leur plan au sol arrondi et leur volume élancé évoquent la rotation, la continuité, et une certaine harmonie avec la nature. Cette forme circulaire est relativement rare dans l’habitat népalais, qui privilégie généralement les plans rectangulaires ou carrés. Elle permet une répartition homogène de la charge sur la structure, ce qui rend ces maisons plus résistantes aux vents et aux séismes.
Les Ghumaune Ghar sont presque toujours construites sur deux niveaux. Le rez-de-chaussée est réservé aux fonctions utilitaires : il abrite bétail, outils agricoles ou réserves de grains. L’étage supérieur est dédié à la vie quotidienne : manger, dormir, accueillir les proches. Un petit porche circulaire souvent couvert de chaume protège l’entrée principale et sert d’espace de transition entre l’intérieur et l’extérieur.

Des matériaux issus de la terre
La maison est construite avec les matériaux les plus accessibles dans l’environnement local. L’ossature est en bois ou en bambou, et les murs sont faits de torchis, un mélange d’argile, de paille et de crottin de vache, parfois renforcé de fibres végétales. Ce matériau, renouvelable, respirant et peu coûteux, permet une bonne régulation thermique à l’intérieur : la fraîcheur est conservée en été, et la chaleur en hiver.
Le toit de chaume, à deux niveaux, est l’un des éléments les plus distinctifs de l’architecture du peuple Darai. Réalisé à partir de paille de riz ou d’herbes locales sélectionnées et liées, il est renouvelé tous les cinq à dix ans selon l’entretien et les conditions climatiques. Son large débordement protège les murs de la pluie tout en créant un espace ombragé tout autour de la maison.
Les murs extérieurs sont traditionnellement décorés à la main. On y applique de la boue rouge pour la base, et parfois du lait de chaux ou de l’argile blanche sur les parties supérieures. Ces couleurs vives ne sont pas uniquement esthétiques : elles indiquent des zones spécifiques, valorisent l’entrée de la maison, et symbolisent la séparation entre le monde domestique et le sol nourricier.

Un espace pensé pour la vie agricole
L’organisation intérieure de la Ghumaune Ghar répond aux besoins d’une société rurale centrée sur l’agriculture. L’étage supérieur est circulaire, sans véritable cloison. Les membres de la famille dorment sur des nattes posées à même le sol ou sur des plateformes en bois.
Au centre, un foyer en terre battue permet de cuire les aliments et de chauffer la pièce. La fumée s’échappe naturellement par les interstices du toit ou une petite ouverture aménagée.
Autour de la maison, on plante du maïs, des légumes, des plantes médicinales ou ornementales. Une petite grange ou un grenier sur pilotis complète souvent les lieux. L’ensemble forme une unité agricole et résidentielle compacte, qui maximise l’autonomie tout en minimisant l’impact sur le paysage.
Une maison à forte dimension symbolique
Pour les Darai, la maison n’est pas qu’une habitation de terre. Elle représente un prolongement du corps, de la famille et de la mémoire collective. La forme circulaire est perçue comme protectrice, continue, sans angles agressifs. Elle rappelle les cycles de la vie, les saisons, les rituels. Le toit en chaume, double et arrondi, est parfois comparé à un chapeau protecteur que porte la maison.
Les peintures murales, la disposition du foyer, l’orientation de l’entrée, tout est chargé de sens. La construction elle-même est souvent accompagnée de rites destinés à bénir la maison et à inviter les ancêtres à y résider en paix. Certaines familles conservent encore aujourd’hui un petit espace sacré dans la partie supérieure, où l’on fait des offrandes à des divinités locales ou aux esprits protecteurs.


Une tradition en péril
Malgré leur performance écologique et leur valeur culturelle, les Ghumaune Ghar disparaissent progressivement. L’adoption massive de matériaux modernes comme le ciment, les tôles ondulées et les briques cuites rend ces maisons circulaires de moins en moins communes. Elles sont perçues comme vieillissantes, coûteuses à entretenir, et peu adaptées aux nouvelles normes de confort.
Le coût du chaume, la rareté de la main-d’œuvre qualifiée, et la perte des savoir-faire accélèrent ce déclin. Beaucoup de jeunes Darai ne savent pas construire une Ghumaune Ghar. Dans certains villages, il ne reste que quelques exemplaires, souvent occupés par des personnes âgées. L’uniformisation de l’habitat, notamment dans les zones rurales proches des villes, contribue à effacer les spécificités régionales.
Préserver un patrimoine unique
Face à cette disparition annoncée, quelques initiatives émergent timidement. Des chercheurs en architecture vernaculaire, des ONG, ou des passionnés du patrimoine népalais s’attachent à documenter ces maisons, à en relever les plans, à filmer leur construction. Dans certains cas, des musées ethnographiques ou des villages culturels ont tenté d’en reconstituer une à des fins pédagogiques.
Mais une simple reconstitution ne suffit pas à faire vivre un patrimoine. Ce sont les gestes, les pratiques, la mémoire transmise oralement qui donnent sens à l’architecture. Encourager la restauration des Ghumaune Ghar, former de jeunes artisans, proposer des aides aux familles qui souhaitent les conserver pourrait permettre à cette forme unique d’habitat de ne pas s’éteindre.
Les Ghumaune Ghar racontent une manière d’habiter le monde en lien étroit avec la terre, le climat et la communauté. Leur disparition ne serait pas seulement celle d’un style architectural, mais d’un rapport entier à la nature, au temps et aux autres. Protéger ces maisons circulaires, c’est préserver une mémoire vivante, enracinée, encore debout malgré le vent du changement.