Au cœur des paysages vallonnés de la Géorgie orientale, une forme d’habitat ancestral défie le temps et les modes : le darbazi. Cette maison traditionnelle, longtemps associée à la ruralité paysanne, offre incarne une façon d’habiter le monde, où chaque pierre, chaque poutre, chaque ouverture dialogue avec l’environnement, les usages sociaux et la spiritualité. À l’heure où les enjeux de durabilité et d’identité locale reviennent au centre des préoccupations, le darbazi mérite une attention renouvelée.
Une maison ancrée dans le sol et l’histoire
Le darbazi se distingue par une structure semi-enterrée. Ce choix n’est aucunement anodin. Il répond directement à un besoin d’adaptation climatique : enfouie partiellement dans la terre, la maison conserve la fraîcheur en été et protège du froid en hiver. Cette implantation permet également de limiter l’usage de matériaux coûteux ou difficiles à transporter, en se servant du sol comme mur naturel.
L’élément emblématique de cette maison est sa toiture en encorbellement, appelée gvirgvini. Conçue selon une logique géométrique très précise, elle est composée d’un empilement circulaire de poutres en bois, formant un cône inversé qui se referme progressivement vers le centre. Ce centre est soutenu par un pilier vertical massif : le deda-bodzi, littéralement « pilier-mère ». Cette colonne symbolique est le cœur du foyer, le lien entre la terre et le ciel, la base structurelle autour de laquelle s’organise la vie.

Une toiture-paysage : un art de vivre
Le sommet de la toiture n’est pas clos. Une ouverture centrale, l’erdo, fait office de lucarne, de cheminée et de lien cosmique. Elle permet à la fumée de s’échapper, tout en laissant entrer la lumière. Elle structure la vie quotidienne. Autour d’elle, les habitants cuisinent, se réunissent, prient parfois. L’ombre et la lumière qui traversent l’erdo rythment la journée et marquent symboliquement le passage du temps.
Recouverte de branches, d’ardoises et d’une épaisse couche de terre, cette toiture forme à l’extérieur une butte herbeuse, presque invisible depuis la route. De loin, le darbazi se fond dans le paysage, comme s’il poussait naturellement depuis le sol. Ce camouflage renforce la sensation d’intimité et de protection que procure l’habitation. Loin des façades ostentatoires, le darbazi privilégie l’humilité et l’efficacité.


Un espace domestique collectif et multifonctionnel
À l’intérieur, l’espace est structuré avec pragmatisme. Le volume central, sous le dôme, est réservé aux activités du quotidien : préparation des repas, moments de convivialité, repos. Autour de cette pièce principale gravitent d’autres espaces secondaires (parfois creusés ou ajoutés) destinés au stockage, au sommeil, à la cuisine ou à l’élevage. Les animaux peuvent être hébergés sous le même toit, dans des alcôves spécialement aménagées pour eux, notamment en hiver.
Cette configuration spatiale illustre une conception intégrée de l’habitat, dans laquelle les besoins des humains, des animaux et de la terre cohabitent sans hiérarchie rigide. Elle reflète aussi un mode de vie communautaire, où la maison n’est jamais pensée pour un individu isolé, mais pour un groupe.

Le pilier-mère, mémoire vivante du foyer
Au cœur du darbazi, le deda-bodzi (ou pilier-mère) ne sert pas qu’à soutenir la structure. Il incarne l’âme de la maison. Sculpté dans un tronc massif, transmis parfois sur plusieurs générations, il joue un rôle de repère central, presque sacré.
Et ce n’est pas une image. Lorsqu’une famille devait quitter sa maison, pour une raison économique, climatique ou sociale, elle n’emportait pas les murs. Mais elle emmenait presque toujours ce pilier. Ce geste (détacher le deda-bodzi, le transporter, puis le réinstaller dans une nouvelle construction) équivalait à un transfert symbolique du foyer. La maison n’était plus un lieu, mais une continuité familiale. Ce pilier central devenait ainsi une sorte de mémoire tangible, de filiation matérielle.
Ce rituel souligne la manière dont les habitants du darbazi percevaient leur maison : non comme un bien figé, mais comme une entité mobile, ancrée dans les liens, les gestes, les objets symboliques. Le pilier portait en lui la charge affective, les souvenirs, les histoires transmises.

Une architecture entre transmission et effacement
Le darbazi est menacé. Les changements socio-économiques du XXe siècle, la standardisation des constructions, les migrations rurales et les politiques de modernisation ont contribué à son déclin. De nombreux exemplaires sont à l’abandon. D’autres ont été modifiés au point de perdre leurs traits originels. Face à cette disparition, des initiatives émergent pour préserver cette forme architecturale.
Parmi elles, le projet Darbazi Dialogues, porté par l’Université libre de Tbilissi, s’efforce de documenter ces maisons à l’aide de scanners 3D et de relevés précis. Cette entreprise mêle technologie et engagement patrimonial. Mais les chercheurs le reconnaissent : aucune numérisation ne pourra jamais remplacer la texture d’un mur en pisé, l’odeur d’un toit végétal ou le silence particulier d’un foyer sans fenêtres.
Car le darbazi n’est pas un objet figé dans le passé. C’est un savoir-faire collectif transmis par le geste, le récit et l’usage. Une façon d’habiter le monde en prenant soin de ce qui entoure. Une architecture qui ne s’impose pas au lieu mais naît de lui, qui ne cherche pas à dominer la nature mais à dialoguer avec elle.

Une leçon d’avenir dans une maison du passé
Dans un monde confronté à la crise climatique, aux migrations forcées et à l’uniformisation culturelle, le darbazi propose une voie alternative. Il nous rappelle que la sobriété, l’ingéniosité et l’attention aux ressources locales peuvent produire des formes d’habitat remarquablement durables.
Il montre qu’une architecture peut être à la fois fonctionnelle, esthétique, symbolique et communautaire, sans faire appel au béton, au plastique ou à la climatisation.
S’il est peu probable que le darbazi redevienne le modèle standard des maisons géorgiennes, il peut inspirer les architectes, les artisans, les urbanistes et les habitants. Il peut servir de base à des expérimentations contemporaines respectueuses de la culture locale et des besoins du présent.
En fin de compte, le darbazi n’est pas qu’un patrimoine à conserver. C’est une idée à réactiver. Une invitation à repenser nos manières de construire, de vivre et de transmettre. Une maison modeste, mais porteuse d’un monde.