À une quarantaine de kilomètres d’Agra, la route file à travers la plaine avant de buter sur un plateau rouge. Sur cette hauteur se dessine une silhouette massive de remparts, de dômes et d’arcs. Vous venez d’apercevoir Fatehpur-Sikri, l’ancienne capitale impériale d’Akbar, presque intacte.
Cette ville a servi de capitale moghole à peine quinze ans, entre 1571 et 1585, avant d’être délaissée. Akbar y avait pourtant concentré des moyens énormes, des artisans venus de tout l’empire et une vision très personnelle du pouvoir. Fatehpur-Sikri n’est pas juste une « ville fantôme » : c’est un manifeste politique et religieux figé dans la pierre. Quand vous franchissez le Buland Darwaza, gigantesque porte de grès rouge, la question vient presque d’elle-même : pourquoi avoir quitté un lieu pareil ? Manque d’eau, raisons militaires, désintérêt de l’empereur… Les hypothèses se croisent depuis des siècles.
Aux portes d’Agra : une « ville de victoire »
Fatehpur-Sikri se trouve dans l’État d’Uttar Pradesh, sur un éperon rocheux d’environ 3 km de long, entouré à l’origine par un lac artificiel et une muraille de 6 km. Le site n’était pas vierge avant Akbar : des fouilles de l’Archaeological Survey of India ont montré la présence d’habitations, de temples et de lieux de commerce bien plus anciens, liés notamment aux Rajputs Sikarwar.
L’empereur choisit ce promontoire pour en faire une capitale et un lieu de pèlerinage. La ville prend d’abord le nom de Sikri, celui du village d’origine. Après la victoire d’Akbar sur le Gujarat en 1573, elle devient Fatehpur-Sikri, « la ville de la victoire ».
Aujourd’hui, Fatehpur-Sikri est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO (depuis 1986), au même titre que le Taj Mahal ou le fort d’Agra. Les rapports de l’UNESCO soulignent l’exceptionnelle concentration de bâtiments administratifs, résidentiels et religieux dans un ensemble planifié.
Une capitale née d’un vœu exaucé
L’histoire de la cité de Fatehpur-Sikri commence avec une inquiétude très intime : Akbar n’a pas d’héritier. Vers 1568-1569, il se rend à Sikri rencontrer le soufi Shaikh Salim Chishti, connu pour ses pouvoirs de prière et de médiation. Le saint lui annonce la naissance prochaine d’un fils.
L’enfant naît en 1569. On le connaît plus tard sous le nom de Jahangir. Reconnaissant, Akbar décide d’honorer le saint et le lieu. Il lance d’abord la construction d’un vaste ensemble religieux autour de la khanqah (lieu de retraite et de prière) de Salim Chishti, puis, après le deuxième anniversaire de son fils, d’une ville fortifiée entière, avec palais, mosquées, bazars et quartiers d’habitation.
Pour un souverain qui veut affirmer son autorité sur un empire encore fragile, fonder une nouvelle capitale est une action forte. Il choisit un plateau où le pouvoir politique, le prestige architectural et la présence d’un saint soufi se superposent. Le message derrière est très clair : le règne d’Akbar se place sous la protection d’une figure spirituelle respectée par des populations très diverses.
Une anecdote circule encore parmi les guides : Akbar aurait fait transporter la famille de Salim Chishti à l’intérieur même du complexe, pour que la bénédiction du saint ne quitte jamais la ville. Les historiens n’en ont pas tous la preuve, mais elle traduit bien l’importance symbolique de cette relation.
Une ville entièrement planifiée
À la différence de beaucoup de villes indiennes, Fatehpur-Sikri n’est pas un tissu urbain accumulé au fil des siècles. C’est une fondation volontaire, pensée dans son ensemble. Les pentes du plateau sont organisées en terrasses successives, qui accueillent les grands ensembles : mosquée, palais, quartiers de service, espaces de marché. Cela montre comment le pouvoir voulait structurer la vie de la cité.
L’ASI souligne l’intelligence du dispositif de circulation de l’eau et des eaux usées, avec des canaux, des réservoirs et des drains qui suivaient la topographie. On distingue grosso modo trois zones :
- Le complexe religieux, avec la grande mosquée (Jama Masjid), le Buland Darwaza et le tombeau de Salim Chishti. Cet ensemble architectural forme le cœur spirituel de la ville.
- Le complexe palatial, avec les pavillons d’Akbar, les résidences des reines, les cours d’apparat.
- Les espaces de services : bazars, ateliers, caravansérails, quartiers des soldats et des serviteurs.
Pour un visiteur d’aujourd’hui, l’impression est presque théâtrale. Vous montez d’esplanade en esplanade, comme si la ville était une série de scènes successives. Rien n’est laissé au hasard : les perspectives, les alignements de colonnes, les bassins rythment la progression vers le cœur du pouvoir.
Mosquées, palais et pavillons : un laboratoire architectural
Fatehpur-Sikri est souvent citée dans les livres sur l’architecture moghole comme l’un des lieux où Akbar a le plus expérimenté. On y trouve un vocabulaire hybride, qui mêle formes islamiques, héritages persans et éléments issus des architectures hindoues et jaïnes. Parmi les monuments les plus marquants :
- La Jama Masjid : grande mosquée de grès rouge, avec une vaste cour et une file de chhatris (petits pavillons coiffés de dômes) sur la façade de la salle de prière. Son inscription indique une date autour de 1571-1572. Sa cour est l’un des lieux les plus fréquentés du site.
- Le Buland Darwaza : immense porte de 54 m de haut, ajoutée quelques années plus tard comme arc de triomphe après la campagne du Gujarat. Une inscription à l’intérieur cite une phrase attribuée à Jésus : « Le monde est un pont, traversez-le, mais n’y construisez pas de maison ».
- Le tombeau de Salim Chishti : petit mausolée blanc au cœur de la cour de la mosquée, entouré de délicats écrans de pierre ajourée (jali). Il contraste avec le grès rouge du reste du complexe.
- Le Diwan-i-Am et le Diwan-i-Khas : salles d’audience publique et privée. Le Diwan-i-Khas est célèbre pour son superbe pilier central sculpté qui est relié aux quatre coins par des passerelles : Akbar se tenait sur la plateforme centrale, au-dessus des courtisans.
- Le Panch Mahal : vaste pavillon à cinq niveaux, soutenu par plus de 170 colonnes, qui s’affinent d’étage en étage jusqu’à un kiosque unique. Il servait de lieu de détente, probablement pour les femmes de la cour, avec une ventilation naturelle très étudiée.
Si vous prêtez attention aux détails, vous verrez des consoles en forme d’éléphant héritées de traditions hindoues, des arcs brisés, des motifs géométriques d’inspiration persane, des balcons profonds proches des maisons rajpoutes. Fatehpur-Sikri fonctionne comme un dialogue permanent entre styles, au service du pouvoir impérial. Ce mélange crée une identité visuelle reconnaissable dès les premiers pas.
Une cité pour débattre de la foi et du pouvoir
Akbar était un souverain obsédé par la légitimité dans un empire multireligieux. À Fatehpur-Sikri, il fait construire l’Ibadat Khana, la « maison de l’adoration », où il réunit oulémas, brahmanes, jésuites, penseurs jaïns et représentants d’autres courants. On y discute théologie, morale, gouvernement.
Ces débats nourrissent ses décisions : assouplissement de certaines taxes pesant sur les non-musulmans, mariage avec des princesses rajpoutes, réflexions sur une forme de foi impériale, le Din-i Ilahi, qui reste cependant très limitée et ne survit pas à son règne.
Pour vous, visiteur, ces discussions ne laissent pas de traces spectaculaires. Aucun décor ne montre directement ce qui s’y disait. Mais quand vous regardez le pilier du Diwan-i-Khas, avec sa plateforme centrale reliée à quatre passerelles, vous saisissez une idée : le souverain au centre, entouré de voix multiples, sous le même toit. Cette image suffit à comprendre la façon dont Akbar concevait son rôle.
Une historienne de l’architecture moghole, Ebba Koch, souligne que Fatehpur-Sikri permet justement de comprendre comment Akbar mettait en scène son rôle d’arbitre entre différentes communautés de l’empire. Et son analyse aide à lire cette « ville fantôme » comme un reflet de ses choix.
Pourquoi Fatehpur-Sikri a été abandonnée si vite ?
C’est l’un des aspects les plus troublants du site. Comment une capitale si ambitieuse a-t-elle pu être abandonnée en à peine quinze ans ? Les versions que vous entendrez sur place varient. Certains guides insistent sur une pénurie d’eau. Les études hydrologiques montrent effectivement des ressources limitées et parfois salées, ce qui rendait le maintien d’une grande population difficile sur le long terme.
D’autres historiens rappellent que la situation géopolitique change. Akbar doit se tourner vers le nord-ouest pour faire face à des campagnes militaires au Pendjab et vers Kandahar. Déplacer la cour à Lahore, plus proche des fronts, devient donc plus pratique.
Enfin, il y a la dimension plus personnelle. Fatehpur-Sikri est très liée à une phase précise de la vie d’Akbar : la naissance de son fils, ses grandes expérimentations religieuses, une certaine vision de la cour. Une fois ces priorités passées, l’empereur semble se lasser de ce plateau isolé.
La ville n’est pas totalement désertée d’un coup. Elle reste une étape pour les marchands et les pèlerins pendant des décennies. Mais l’appareil administratif et la cour s’installent ailleurs. Des voyageurs européens du début du XVIIᵉ siècle, comme William Finch, décrivent déjà la ville comme « abandonnée » et entourée de terrains à demi désertés. Leurs récits montrent que le déclin était déjà perceptible.
La cité aujourd’hui : patrimoine, tourisme et fragilités
Depuis son inscription par l’UNESCO en 1986, Fatehpur-Sikri bénéficie d’une attention accrue pour la conservation. L’Archaeological Survey of India encadre les restaurations, la gestion de l’érosion du grès rouge, la régulation des constructions récentes autour du site.
Le tourisme, lui, a explosé avec l’essor du « triangle d’or » Delhi–Agra–Jaipur. Fatehpur-Sikri figure sur de nombreux circuits qui combinent Taj Mahal, fort d’Agra et visite de la cité abandonnée.
Les études sur le tourisme patrimonial en Inde montrent d’ailleurs que ces circuits concentrent une part très élevée des visiteurs étrangers, avec des effets ambivalents : revenus pour les habitants, mais aussi pression sur les infrastructures et risque de réduire ces lieux à quelques images.
Si vous prévoyez une visite, voici quelques repères pratiques :
- Si possible, arrivez tôt le matin ou en fin d’après-midi, quand la lumière révèle les nuances du grès et que les groupes de touristes sont un peu moins nombreux.
- Prenez le temps de vous asseoir dans la cour de la Jama Masjid, de lire les inscriptions, d’observer les gestes des pèlerins autour du tombeau de Salim Chishti.
- Sortez des parcours trop rapides : un détour par le quartier des caravanes, les hammams ou les quartiers de service donne une autre vision de la ville, plus quotidienne.
Les rapports de suivi de l’UNESCO signalent quelques enjeux récurrents : l’humidité, les mouvements de population autour du site, le trafic et la nécessité d’un entretien régulier des pierres sculptées.
Ce que la cité raconte encore aux visiteurs
Fatehpur-Sikri n’est pas juste un décor spectaculaire pour photos de voyage. C’est un instantané d’un moment très précis de l’histoire indienne : celui d’un empire en construction, qui cherche sa langue, sa foi impériale, son architecture. Cette scène vous montre un pouvoir encore en train de se définir.
En marchant de cour en cour, vous passez devant tout ce qui faisait la vie d’une capitale moghole : lieux de prière, salles de justice, pavillons de musique, bassins, jardins, logements de soldats, bureaux d’archives. Les bâtiments sont là, presque au complet, mais l’agitation a disparu.
Si vous acceptez de ralentir un peu, la ville vous pose quelques questions :
- Qu’est-ce qu’un pouvoir durable, quand une capitale peut être abandonnée si vite ?
- Comment un souverain peut-il essayer de concilier des croyances différentes dans un même espace politique ?
- Que devient une ville quand le centre de décision se déplace ailleurs ?
À la descente du Buland Darwaza, l’inscription attribuée à Jésus prend alors une résonance particulière : « Le monde est un pont, traversez-le, mais n’y construisez pas de maison. »
Fatehpur-Sikri ressemble à ce pont. Akbar y est passé, y a concentré ses rêves, puis est allé voir plus loin. Ce qui reste aujourd’hui, c’est une ville suspendue, offerte à votre regard, qui vous rappelle à quel point les capitales les plus puissantes peuvent, un jour, devenir silencieuses.