Aux abords de la Tamise, dans le quartier verdoyant de Twickenham à l’ouest de Londres, la Strawberry Hill House intrigue et séduit les amateurs d’architecture comme les curieux. Conçue, agrandie et façonnée entre 1749 et 1790 par Horace Walpole, cet édifice est un jalon incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire du style néogothique. Il s’agit d’un manifeste architectural, d’une œuvre pensée pour bouleverser les codes de l’habitat aristocratique britannique. Découvrez les racines de ce projet, ses choix stylistiques, son influence et l’expérience singulière qu’offre une visite de Strawberry Hill.
Genèse : la passion de Walpole pour le gothique
L’histoire de Strawberry Hill commence comme celle de nombreux domaines anglais du XVIIIe siècle : une propriété de plaisance, acquise par un homme de lettres, souhaitant créer un refuge élégant loin du tumulte londonien. Horace Walpole, écrivain, collectionneur et fils du Premier ministre Robert Walpole, achète une modeste maison baptisée Chopped Straw Hall. Rapidement, il imagine un projet ambitieux : la métamorphoser en château gothique, un petit jouet architectural au service de son imaginaire.
Walpole ne souhaite pas reproduire les grandes demeures classiques de ses contemporains. Il s’inspire des cathédrales médiévales, des ruines poétiques et de la littérature gothique qu’il contribue à populariser. L’élan romantique de cette époque nourrit sa volonté de se démarquer des lignes rigides du palladianisme, alors dominant dans les campagnes anglaises. Pour cela, il s’entoure d’un cercle d’amis passionnés d’histoire et d’art : John Chute, Richard Bentley ou encore Thomas Pitt, qui participent activement à l’élaboration des plans et à la décoration intérieure de la demeure.

Un laboratoire du style néogothique
Strawberry Hill House s’impose comme le tout premier édifice du renouveau gothique en Angleterre. Ce mouvement, encore balbutiant au milieu du XVIIIe siècle, prendra un essor considérable quelques décennies plus tard, influençant aussi bien les églises que les demeures privées.
Le chantier de la maison ne suit aucune logique conventionnelle. Walpole procède par étapes successives, agrandissant la bâtisse au gré de ses envies. Ce travail évolutif se traduit par une façade découpée, hérissée de tourelles, de créneaux et d’arcs en ogive. L’ensemble se distingue par une absence totale de symétrie classique : chaque aile possède son identité, évoquant les collages architecturaux du Moyen Âge.
Ce foisonnement stylistique s’accompagne d’une quête de décor : Walpole et ses collaborateurs dessinent eux-mêmes les vitraux, les boiseries sculptées, les cheminées en pierre ouvragée. Certains éléments sont copiés d’après les monuments médiévaux anglais (la cathédrale de Westminster, la chapelle Saint-Georges de Windsor), d’autres sont purement imaginaires, jouant avec l’illusion et le pastiche.


Caractéristiques : entre pastiche et innovation
Strawberry Hill séduit d’emblée par son allure singulière : le crépi blanc fait ressortir le vert du jardin, tandis que les pinacles et les fenêtres à meneaux rappellent les silhouettes élancées des églises gothiques. Ici, pas de volonté d’en imposer par la démesure : la maison cherche plutôt à étonner, à piquer la curiosité, à inviter chacun à laisser libre cours à son imagination. Voici ce que l’on y découvre :
- Des créneaux décoratifs et tourelles d’angle, qui rappellent les forteresses médiévales.
- Un agencement volontairement irrégulier, composé d’extensions, de galeries, de pavillons ajoutés.
- De grandes baies en ogive, surmontées de vitraux et de réseaux de pierre finement dessinés.
- Des ornements intérieurs travaillés : stucs, voûtes en éventail, motifs héraldiques, bibliothèques secrètes. Chaque détail est pensé pour offrir une atmosphère feutrée et intrigante.
L’intérieur de la Strawberry Hill House surprend encore plus que l’extérieur. Dès l’entrée, le visiteur est accueilli par un hall au plafond voûté, imitation d’une crypte gothique, baigné d’une lumière tamisée filtrant par des vitraux flamboyants. Le salon principal (Gallery) a un plafond doré, finement ajouré, inspiré des tombeaux royaux médiévaux. Les pièces en enfilade proposent chacune un décor distinct, où alternent stucs, boiseries blanches et peintures murales. L’impression de traverser un décor de théâtre est constante : chaque porte dérobe la promesse d’un nouvel univers, d’une nouvelle référence historique.
Une maison pensée comme un cabinet de curiosités
Le rôle de la Strawberry Hill House ne se limite pas à l’habitat. Horace Walpole, collectionneur insatiable, conçoit sa demeure comme un vaste cabinet de curiosités : armures, objets gothiques, tableaux et médaillons se répartissent dans chaque pièce, mis en valeur par une scénographie. La maison est le reflet des passions de son propriétaire, un écrin pour des objets venus d’Angleterre, d’Italie ou d’Orient.
Le jardin n’échappe pas à cette théâtralisation avec des allées sinueuses, des grottes artificielles, des statues et des fabriques invitent à la promenade et à la méditation. Walpole veille à préserver la perspective sur la Tamise, pour que la maison s’inscrive à merveille dans le paysage.

Héritage et influence de Strawberry Hill
Strawberry Hill ne tarde pas à attirer l’attention des amateurs et des architectes de toute l’Angleterre. Sa renommée dépasse le cercle des lettrés : des visiteurs prestigieux s’y pressent, des publications illustrées diffusent ses plans et ses décors dans toute l’Europe. L’influence de Walpole sera décisive pour l’essor du néogothique : bientôt, des générations d’architectes, d’antiquaires et d’esthètes reprennent le vocabulaire décoratif inauguré ici. La demeure devient une référence incontournable, admirée et copiée.
La maison inspire de nombreux projets : villas pittoresques dans les campagnes anglaises, églises rurales, écoles ou bibliothèques adoptent créneaux, fenêtres à lancette et motifs ogivaux. Le courant « Strawberry Hill Gothic » devient un style à part entière, avec ses règles, ses audaces, parfois ses excès. Ce goût pour le pittoresque et le rêve médiéval connaîtra son apogée au XIXe siècle avec les réalisations de Pugin ou de Viollet-le-Duc. Parmi les exemples les plus célèbres, on peut citer le Palais de Westminster à Londres, redessiné par Augustus Pugin, ou la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris menée par Eugène Viollet-le-Duc, qui sont tous deux de véritables manifestes de ce renouveau gothique.


Strawberry Hill aujourd’hui : un patrimoine à découvrir
Après des décennies de transformations et d’abandon partiel, Strawberry Hill a retrouvé son éclat grâce à d’ambitieux travaux de restauration. La demeure accueille aujourd’hui le public, permettant à chacun de découvrir la créativité d’Horace Walpole et l’évolution du style néogothique. Les visiteurs peuvent admirer les décors reconstitués, les collections exposées, et flâner dans le parc, redécouvrant l’esprit des lieux.
La Strawberry Hill House est ainsi un témoin précieux : archive architecturale et lieu de vie, elle rappelle que l’habitat peut être terrain d’expérimentation, miroir des goûts et des rêves d’une époque.
En parcourant les pièces de Strawberry Hill, on mesure l’audace et l’inventivité de Horace Walpole. Cette maison, qui fit école, prouve que l’architecture vernaculaire peut s’enrichir de références historiques tout en inventant un langage propre. Strawberry Hill invite à dépasser les modèles pour inventer des formes neuves : c’est là toute la richesse des maisons traditionnelles, dont chaque génération peut s’inspirer.