Au détour d’une ruelle animée de Hanoï, ces bâtiments longs et étroits intriguent immédiatement le visiteur. Les « maisons tubes », ou nhà ống, incarnent l’âme du centre-ville, entre héritage historique et astuce architecturale. Ces anciennes habitations illustrent la façon dont une population nombreuse a su s’adapter à un espace limité, tout en maintenant un tissu urbain vivant et dynamique.
Les maisons tubes de Hanoï sont ainsi nommées parce qu’elles ne sont que cela : un long tube étroit qui est subdivisé en sections qui servent tous les besoins de la famille. Les bâtiments sont des miracles architecturaux à plusieurs étages soutenus par une base étroite. Certaines sont si étroites que deux personnes peuvent à peine se tenir à côté l’une de l’autre. Pourquoi donc sont-elles si étroites ?
Une invention fiscale et une nécessité économique
Le phénomène des maisons tubes remonte à l’époque coloniale française, lorsque l’administration instaurait une taxe proportionnelle à la largeur de la façade sur rue. Pour échapper à une fiscalité trop lourde, commerçants et artisans ont réduit leur ouverture sur l’extérieur au strict minimum tout en étirant leur parcelle en profondeur. Mais au-delà de la taxe, c’est surtout la valeur commerciale de la rue qui a dicté cette configuration : chaque mètre de façade constituait un accès direct à la clientèle.
Rapidement, ce modèle s’est imposé comme une norme urbaine, au point de structurer tout le centre ancien de Hanoï. Les ruelles se sont resserrées, les parcelles se sont fractionnées, et la forme de ces maisons est devenue un marqueur identitaire de la capitale vietnamienne.
La plupart de ces bâtiments sont la propriété d’une seule famille qui exploite une petite entreprise ou un magasin dans la section avant et des quartiers d’habitation à l’arrière. Si l’entreprise était une réussite, les bâtiments se développaient de la seule façon possible sans payer plus d’impôt : vers le haut. Cela a créé une série de bâtiments longs, étroits et hauts. Une fois que plusieurs étages ont été construits, la famille partage le bâtiment avec les parents, les grands-parents et tous les enfants mariés occupant un étage.

Des maisons mitoyennes adaptées à la croissance de la ville
Avec l’urbanisation accélérée du XXᵉ siècle et l’exode rural massif, la maison tube s’est révélée une solution souple et économique pour loger plusieurs générations sous un même toit. Les constructions anciennes, souvent en brique avec une charpente en bois, ont laissé place à des structures en béton armé capables de supporter plusieurs étages supplémentaires, comme les shophouses d’Asie du sud-est.
La verticalité n’est pas qu’un choix esthétique : elle répond à un besoin pressant de densification sans empiéter sur le domaine public. Ainsi, dans de nombreux quartiers, les maisons tubes continuent de pousser vers le ciel, à mesure que la famille s’agrandit ou que le commerce prospère.


Une façade étroite mais une vie intérieure riche
La particularité de ces habitations réside dans leur plan linéaire. Typiquement, on entre par une pièce ouverte sur la rue : boutique, atelier ou garage selon les époques. Derrière, s’enchaînent une cour, parfois un petit jardin intérieur ou un puits de lumière, puis la cuisine et un escalier menant aux chambres.
Pour compenser l’absence de fenêtres latérales (les murs mitoyens étant aveugles), chaque propriétaire aménage un puits de ventilation au centre ou au fond du bâtiment. Cette disposition favorise la circulation de l’air, indispensable dans le climat tropical de Hanoï. La toiture plate, enfin, offre un espace précieux pour installer un réservoir d’eau, faire sécher le linge ou cultiver quelques plantes aromatiques.

Une mosaïque de styles et de matériaux
L’un des aspects des maisons tubes réside dans leur apparence éclectique. Si la structure de base est quasi identique, chaque famille y ajoute sa touche : balcons ornementés, façades carrelées de faïence colorée, encadrements de fenêtres néoclassiques ou panneaux coulissants traditionnels.
Dans les ruelles les plus anciennes du Vieux Quartier, on observe encore des maisons tubes centenaires dont les volets en bois peint et les balcons de fer forgé rappellent l’influence architecturale française. À côté, des maisons plus récentes affichent un style plus contemporain, avec de larges baies vitrées, des bardages en aluminium et parfois même des façades recouvertes de végétation.
Cette diversité témoigne d’un attachement à l’individualité, mais aussi d’un goût pour le mélange entre tradition et modernité. Chaque rénovation est l’occasion de réinterpréter cette forme.


Un mode de vie centré sur la rue
Au-delà de l’aspect architectural, la maison tube façonne une manière de vivre. Le rez-de-chaussée ouvert sur le trottoir fait de chaque pas de porte un lieu d’échanges : on y vend des nouilles, on y répare des scooters, on y discute avec les voisins. La rue devient une extension du foyer. Les enfants jouent souvent sur le trottoir sous l’œil des grands-parents, tandis qu’à l’intérieur, chaque étage est réservé à une génération ou à une fonction précise. Cette superposition d’usages favorise la cohésion familiale et ancre la maison tube dans une culture communautaire forte, malgré l’étroitesse des lieux.
Une maison tube peut toutefois être assez spacieuse selon les normes du Vietnam. Les maisons tubes sont divisées en sections. Traditionnellement, la pièce de la maison qui fait face à la rue était utilisée pour la vente de biens au public. Alors que la vente se fait dans la pièce avant de ces maisons tubes de Hanoï, chaque maison a une série de cours qui entrent profondément dans chaque bloc de la ville. Il est difficile d’imaginer la profondeur de ces bâtiments compte tenu de la petite apparence de l’avant, mais beaucoup ont de nombreuses pièces où les familles vivent quand elles ne font pas des affaires.
Ces maisons sont si longues et si profondes qu’elles ont typiquement des cours intérieures pour fournir de la lumière naturelle et de la ventilation. Le passage à travers la maison est un mouvement entre l’intérieur et l’extérieur, l’espace externe et l’espace intérieur. Les courants d’air assez forts, ainsi que la poussière, créant des turbulences nuisent à la santé des occupants. Par conséquent, la plupart des vieilles maisons dans le vieux quartier ont toujours beaucoup de puits de lumière pour équilibrer le yin et le yang. L’économie d’aujourd’hui a fait que plusieurs familles vivent ensemble dans une même maison tube, mais les maisons tubes ont été construites à l’origine avec une seule famille à l’esprit.

Défis contemporains et nouvelles approches
Aujourd’hui, les maisons tubes de Hanoï affrontent plusieurs défis. L’étroitesse de l’escalier rend difficile l’évacuation en cas d’incendie, et les logements anciens souffrent de problèmes d’humidité chronique, aggravés par des matériaux poreux ou mal entretenus. De plus, l’absence d’isolation phonique entre les étages peut parfois devenir une source de conflits dans les familles élargies.
Pour y remédier, de jeunes architectes vietnamiens expérimentent des versions revisitées : structures en béton léger, façades respirantes, murs végétalisés et panneaux coulissants permettent d’apporter plus de lumière, de ventilation et d’efficacité thermique. Certains projets, tels que ceux conçus par l’agence Vo Trong Nghia Architects, redonnent un second souffle à cet habitat en respectant son essence.
Une source d’inspiration pour les villes denses
À l’heure où de nombreuses métropoles cherchent à limiter l’étalement urbain, l’ingéniosité des maisons tubes inspire au-delà des frontières vietnamiennes. Leur logique (exploiter chaque centimètre sans sacrifier la vie communautaire) résonne avec les préoccupations contemporaines en matière de logement abordable et de sobriété foncière. Les surélévations en structure bois en sont un exemple.
Des projets d’habitat urbain dense, en Europe ou en Asie, s’appuient sur ce principe de verticalité combinée à la modularité. Au-delà de leur exotisme, les maisons tubes invitent à repenser l’habitat citadin : plus petit, mais mieux pensé ; plus proche de la rue, mais plus intime ; plus vertical, mais ouvert.

Un témoignage d’adaptabilité et de créativité
Symboles uniques de l’histoire de Hanoï, les maisons tubes racontent l’ingéniosité d’un peuple face aux contraintes fiscales, spatiales et climatiques. Leur silhouette longiligne rappelle à chaque coin de rue qu’avec un peu d’astuce, il est possible de transformer la contrainte en ressource.
Préserver et moderniser ce patrimoine n’est pas seulement une affaire de mémoire : c’est aussi un laboratoire d’idées pour les générations futures. À travers elles, Hanoï continue d’inspirer celles et ceux qui rêvent d’une ville dense mais humaine, ancrée dans ses traditions tout en regardant vers demain.
Tres beau