En Albanie centrale, posée comme une fresque au pied du mont Tomorr, Berat déploie ses façades en cascade. Vue de loin, la ville semble couverte d’yeux. Les fenêtres se superposent, s’enchevêtrent, s’alignent dans une parfaite rigueur géométrique. Cette signature visuelle lui vaut son surnom de « ville aux mille fenêtres ». Mais Berat ne se résume pas à une curiosité photographique. Son architecture raconte des siècles de savoir-faire, d’adaptations, de compromis entre sécurité, confort et esthétique.
Les visiteurs admirent ses maisons ottomanes blanchies à la chaux. Les architectes observent les détails : l’agencement des niveaux, l’usage de la pente, le choix des matériaux. Car Berat n’est pas figée. Elle respire encore à travers ses murs anciens, ses ruelles, ses quartiers superposés.
Trois quartiers, trois expressions architecturales
Berat se compose principalement de trois quartiers anciens : Mangalem, Gorica et Kalaja. Chacun possède sa propre typologie d’habitat, façonnée par la topographie, les usages et l’époque de construction.
- Mangalem, rive droite de l’Osum, concentre les maisons les plus emblématiques. Bâties sur les flancs escarpés de la colline, elles sont organisées en terrasses. Chaque niveau bénéficie ainsi d’un dégagement visuel sans masquer celui de son voisin. Les fenêtres sont nombreuses, parfois jusqu’à huit ou dix par façade, alignées dans un rythme quasi musical. Les pièces sont souvent orientées vers le sud, avec des avancées vitrées qui captent la lumière et la chaleur.
- Gorica, en face du quartier Mangalem, sur la rive gauche, propose une version plus sobre, souvent plus rurale. Les maisons y sont plus compactes, un peu moins ostentatoires. On y trouve davantage de pierre nue, de toits à faible pente et des ouvertures plus réduites.
- Kalaja, désigne le quartier fortifié au sommet. À l’intérieur des remparts, les maisons s’adaptent à la configuration défensive. Plus massives, moins ouvertes sur l’extérieur, elles utilisent la pierre de façon plus brute. Certaines datent du XIIIe siècle et conservent encore des éléments byzantins.

L’architecture ottomane en version locale
Le style dominant est ottoman, mais avec des ajustements typiques des Balkans. L’influence turque se ressent dans les structures en encorbellement, les larges fenêtres à croisillons, les toits débordants. Pourtant, les matériaux et les modes d’assemblage sont bien locaux. On construit en pierre calcaire, en bois de châtaignier ou de pin, avec un enduit à la chaux appliqué sur torchis ou maçonnerie mixte.
Le schéma habituel comprend un rez-de-chaussée souvent semi-enterré, abritant les pièces de stockage ou les ateliers. L’étage est réservé à l’habitation, avec un espace central appelé oda, servant de salon, de salle à manger et parfois de chambre. Les pièces annexes gravitent autour, accessibles par un couloir ou une galerie. Certaines maisons comportent un étage supplémentaire, avec une avancée en bois soutenue par des consoles sculptées. Cet étage, plus léger, est destiné aux femmes dans l’organisation spatiale traditionnelle, parfois agrémenté de moucharabiehs ou de petites loggias vitrées.

La fenêtre, élément clé du langage architectural
Les fenêtres font l’identité visuelle de Berat. Leur abondance n’est pas un hasard. Elle répond à des impératifs thermiques, sociaux et esthétiques. L’hiver est froid dans cette partie de l’Albanie, et les grandes baies vitrées orientées au sud permettent un apport solaire passif. Les vitrages simples sont souvent doublés de volets intérieurs en bois, efficaces pour conserver la chaleur.
Mais ces fenêtres ont aussi une fonction sociale : elles ouvrent la maison vers l’extérieur tout en affirmant le statut du foyer. Dans un tissu urbain aussi dense, la vue est un privilège. C’est aussi une manière de souligner l’équilibre entre discrétion et visibilité, entre isolement domestique et appartenance collective.
Le dessin des fenêtres de Berat varie légèrement selon les époques et les quartiers de la ville. Carrées, rectangulaires ou cintrées, elles sont parfois ornées d’un simple cadre en bois peint. Dans certaines maisons, les vitres sont colorées ou organisées en petits carreaux dans un châssis régulier. Les menuiseries sont d’un travail remarquable : parfois restaurées, parfois encore d’origine.

Techniques de construction adaptées au relief
Berat est construite sur une pente, et cela modifie tout. Contrairement aux villes planes, ici chaque maison s’adapte à la déclivité. On accède souvent par le toit ou un étage intermédiaire. Les maisons sont accolées, parfois imbriquées, créant une continuité bâtie propice à la conservation de la chaleur. Les ruelles sont étroites, pavées de grosses pierres irrégulières, et suivent les lignes naturelles du terrain.
Les fondations sont profondes et solides, en pierre sèche ou liée à la chaux. Les murs sont souvent très épais au niveau inférieur, puis plus légers à mesure que l’on monte. Cette hiérarchie des masses assure une bonne stabilité. Les charpentes, quant à elles, sont traditionnelles : bois équarris, assemblages à mi-bois ou à tenons-mortaises, parfois renforcés par des tirants métalliques ajoutés plus récemment.

Préserver sans figer
Depuis son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008, Berat bénéficie d’une attention accrue. Des campagnes de restauration ont permis de sauver plusieurs dizaines de maisons. Mais restaurer ici ne signifie pas reconstruire à neuf. Il s’agit de conserver la trame d’origine, de remplacer à l’identique quand c’est possible, et d’intégrer les installations modernes sans trahir le caractère historique.
Plusieurs architectes albanais travaillent à redonner vie à ces habitations. Isolation par l’intérieur, mise en place de systèmes d’aération naturelle, reprise des toitures traditionnelles avec tuiles faites main : chaque chantier est un équilibre délicat entre confort moderne et respect du bâti ancien.
Certains bâtiments ont été reconvertis : hôtels, maisons d’hôtes, galeries d’art. Ces nouveaux usages garantissent leur entretien, tout en attirant une clientèle curieuse de patrimoine. Mais le défi est immense : éviter la muséification, soutenir les habitants, et transmettre les savoir-faire liés à la restauration.

Vivre à Berat aujourd’hui
Pour les habitants, vivre à Berat n’est pas une expérience touristique. C’est affronter les contraintes d’un habitat ancien : escaliers raides, isolation imparfaite, humidité, difficultés d’accès pour les véhicules. Mais c’est aussi profiter d’un cadre unique, de matériaux nobles, d’une architecture pensée sur le long terme.
Plusieurs initiatives visent à accompagner les propriétaires : subventions pour les restaurations, formations à la maçonnerie traditionnelle, aides à la rénovation énergétique. Certaines maisons sont partagées entre plusieurs générations, ce qui rend leur entretien plus collectif, plus ancré.
Les visiteurs voient des fenêtres. Les habitants voient de longues histoires locales. Chaque maison de Berat, chaque façade raconte une famille, un passé, une adaptation à un monde qui change. Et c’est précisément ce lien entre usage et mémoire qui donne à Berat toute sa singularité.
Berat n’est pas une carte postale. C’est une ville vivante, structurée par son architecture autant que par ses habitants. Ses mille fenêtres ne sont pas qu’un motif pittoresque : elles incarnent une manière d’habiter, de voir le monde depuis chez soi. Pour qui s’intéresse à l’architecture, à l’habitat intelligent, à l’adaptation au relief et au climat, Berat offre une leçon précieuse. Chaque habitation y défend une certaine idée de la beauté : celle qui respecte l’environnement, les usages et la lumière.