Les maisons traditionnelles ouzbèkes : une architecture de cour protégée

En Ouzbékistan, l’architecture domestique s’ouvre derrière des portes en bois sculpté sur une cour calme, plantée d’arbres et ponctuée d’un ayvan en bois. Cette maison tournée vers l’intérieur combine des murs en terre crue, des pièces modulables et des jardins protégés du soleil. Ces choix architecturaux ne relèvent pas de la décoration mais d’une manière d’habiter le climat et la vie de quartier.

Un cadre urbain : mahalla, parcelles en lanière et tissus bas

Dans les centres historiques d’Ouzbékistan, la maison s’inscrit dans un tissu fin, bas, et continu. À Samarcande, l’Atlas urbain de l’UNESCO décrit un triptyque clair : noyau archéologique d’Afrosiab, ville timouride aux ruelles et places de mahalla, et quartier européen des XIXᵉ-XXᵉ siècles. La maison est mitoyenne, introvertie, et rarement au-delà d’un ou deux niveaux, ce qui maintient des horizons visuels guidés par les dômes et minarets. L’accès s’effectue par un couloir coudé pour préserver l’intimité.

Les mahallas (quartiers) conservent des centres sociaux (mosquée, salle communautaire, petite place) en cœur d’îlot. À Boukhara, le centre historique classé met en évidence la continuité du plan de ville médiéval et l’intégration des maisons aux marchés, aux monuments et aux ruelles. Les documents récents de l’UNESCO soulignent que la conservation de ce tissu passe aussi par l’inclusion de secteurs d’habitat traditionnel dans les périmètres protégés et par l’attention aux usages quotidiens.

Le plan domestique : cour, pièces flexibles et ayvan

La cour concentre la vie domestique de la maison traditionnelle et structure le plan. Elle articule les pièces autour d’un espace protégé, planté et à l’abri des regards. Les ouvertures sur rue se limitent au strict nécessaire ; la maison se vit vers l’intérieur. Les pièces restent polyvalentes : on déplace tapis, coffres et matelas selon les moments de la journée. Cette flexibilité répond au climat et aux usages familiaux, avec une circulation courte et lisible entre pièces principales, espaces de service et jardin.

L’ayvan prolonge la maison sous forme de galerie couverte sur colonnes en bois. Il sert de seuil habité entre intérieur et cour, avec une ventilation naturelle et une ombre constante. On y reçoit, on s’y repose, on y prend le thé. Sa position varie selon les régions, mais il garde un rôle identique : offrir un espace intermédiaire où l’on demeure à l’extérieur sans quitter la protection du bâti. Ce dispositif traduit une manière d’habiter fondée sur la relation au jardin, au rythme du jour et à la circulation de l’air.

Matériaux et mise en œuvre : terre, brique, bois, gypse

La filière constructive est ancrée dans les matériaux du sol et des oasis. La maison ordinaire recourt à la brique crue (adobe), à la brique cuite pour les parties exposées, à des enduits terre ou gypse, et à une charpente en bois supportant un platelage et des couches d’argile tassée.

Les plafonds, solives et colonnes reçoivent des décors sculptés et peints. L’UNESCO rappelle à Samarcande l’association "brique crue + plafonds en bois peints" dans l’habitat traditionnel.

Les corpus techniques sur l’architecture de terre en Asie centrale détaillent les qualités hygrothermiques des murs épais, les recharges d’enduits après pluie, et les chaînages bois intégrés aux élévations.

Les stucs de gypse (ganch) structurent boiseries et parois intérieures dans les régions où l’ornementation raffinée accompagne les pièces de réception ; des travaux récents sur les arts décoratifs et sur l’identité architecturale ouzbèke réaffirment la place du ganch dans le vocabulaire local. Résultat : une enveloppe lourde, stable, respirante, et une finition apte aux restaurations réversibles.

Climat et confort : ombrage, supa et pièces d’été

Le confort des habitations traditionnelles repose sur l’ombre, l’inertie de la terre et l’orientation vers la cour. Les arbres filtrent la lumière et rafraîchissent l’air, tandis que les murs épais en brique crue maintiennent une température intérieure stable. Les ouvertures sur rue sont limitées ; l’essentiel de la ventilation provient de la cour, ce qui protège des vents secs et du soleil haut.

La supa, plate-forme légèrement surélevée, accueille les moments de détente aux heures fraîches, en complément de l’ayvan. La famille se réunit sur la supa pour les repas et le thé du soir, sur des nattes et kurpacha (matelas ouzbek traditionnel), à hauteur légèrement surélevée pour rester au sec et capter l’air. À proximité immédiate, une pièce d’été ouverte vers le jardin sert pendant les périodes les plus chaudes. L’ensemble est un système cohérent : ombrage végétal, espaces intermédiaires, et masse thermique du bâti pour trouver du frais sans recours systématique à la mécanique moderne.

Structure et décor : colonnes, plafonds peints et stuc

La maison traditionnelle partage des techniques avec l’architecture savante. À Khiva comme dans la ville de Boukhara, on observe des porches et vérandas portés par des colonnes en bois sculpté, plafonds à caissons peints et plateaux de bois (vassa) jouant le rôle de pièces d’appui entre les solives.

Les ensembles monumentaux valorisent ces savoir-faire, mais on les rencontre aussi dans l’habitat : plafond peint au motif géométrique ou floral, chevrons apparents, frises en ganch.

À Samarcande, l’Atlas urbain de l’UNESCO illustre la continuité des maisons à cour ornées, et la description officielle précise la combinaison plafonds en bois peints et jardins intérieurs comme marqueurs du type local. Dans les quartiers historiques de Boukhara, des maisons de marchands et de notables conservent des ensembles peints restaurés, documentés par des missions UNESCO.

Variantes régionales : Khiva, Boukhara, Samarcande, Ferghana… et la yourte karakalpak

La grammaire commune se décline selon les villes.

• À Khiva (Itchan Kala), l’ayvan sur colonnes sculptées structure cours domestiques et palais ; la culture constructive du bois s’y lit jusque dans les mosquées et khanqahs de quartier.
• À Boukhara, l’habitat traditionnel s’insère serré dans un plan médiéval. Des maisons de quartiers spécifiques (dont le mahalla juif) présentent des distributions autour d’une ou deux cours avec vérandas et pièces de réception ornées. Les documents de gestion UNESCO soulignent la vulnérabilité de ces maisons face à des reconstructions inadéquates et matériaux modernes.
• À Samarcande, les maisons demeurent de faible hauteur, mitoyennes, avec souplesse d’usage des pièces et décor intérieur. Jardins compacts et seuils en retrait soulignent cette logique d’intimité.
• Dans la vallée de Ferghana et à Kokand, les palais et demeures témoignent aussi d’un emploi systématique des ayvan en façade sur cour, avec charpentes apparentes et plafonds peints.
• Au Karakalpakstan, l’habitat sédentaire cohabite avec la yourte, demeure démontable héritée d’un mode de vie nomade turco-mongol. La yourte karakalpak, documentée par les institutions culturelles régionales, reste un marqueur fort : structure bois cintrée, feutre, couronne sommitale ouvrante (tunduk), aménagements textiles. L’État met aussi en scène cet héritage, jusqu’à ériger à Nukus une yourte monumentale non démontable, record homologué, qui sert de symbole culturel.

Ce panorama architectural rappelle que la maison traditionnelle ouzbèke n’est pas un objet unique et aussi isolé : elle s’accorde aux cours, aux portiques, aux pergolas et aux ruelles du mahalla.

Préservation : diagnostics, cadres juridiques et enjeux

Les maisons traditionnelles figurent au cœur des biens du patrimoine mondial d’Ouzbékistan. À Boukhara, les décisions et missions récentes de l’UNESCO et de l’ICOMOS pointent deux défis : l’intégration pleine des secteurs d’habitat traditionnel dans les limites et zones tampons, et la maîtrise des transformations privées (matériaux inadaptés, surélévations, pertes d’ornementation).

En 2016, l’ICOMOS a acté une modification mineure des limites afin d’inclure des secteurs de maisons historiques. En 2024, une mission conjointe a réévalué projets urbains et gouvernance et a rappelé la nécessité de plans de gestion, de règlements de gabarit et de matériaux, et de capacités artisanales. L’indicateur "dégradation de maisons traditionnelles" apparaît clairement noir sur blanc dans les facteurs affectant le bien à l’échelle du Centre du patrimoine mondial.

À Samarcande, l’Atlas urbain insiste sur la valeur d’usage et sur la continuité des typologies domestiques. Prochaines étapes : consolider la transmission des métiers (ganch, peinture de plafonds, charpenterie), favoriser les interventions réversibles, et associer les habitants des mahallas aux décisions.